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le cas auquel tout raisonnement devra conclure, sera toujours celui de la formation et de l'entretien de l'armée permanente. En effet, la spécialisation de la profession des armes est une conséquence rigoureuse du principe de la division du travail; car, sous le rapport de son activité matérielle, la société n'est pas autre chose qu'un vaste atelier où chacun fait en particulier une portion du travail nécessaire à l'accomplissement de l'œuvre générale. La profession militaire est l'une des fonctions de cette œuvre ; et l'on peut en conséquence lui faire l'application de tous les raisonnemens par lesquels on a démontré les avantages de la division du travail. Nous ne nous occuperons donc pas de discuter l'utilité des armées permanentes, nous passerons de suite à l'examen critique de leur constitution.

Nous pensons que cette constitution est loin d'être parfaite, soit sous le rapport moral, soit sous celui de la conservation des hommes, soit sous celui même de l'intérêt purement mil taire. Expliquons-nous.

Dans ces dernières années, on a été principalement préoccupé de la pensée de rendre les armées nationales, c'est-à-dire, composées d'hommes imbus des principes qui animaient les autres classes de citoyens, et par suite incapables de devenir jamais un instrument d'oppression dans le sein de leur patrie. Mais dans ce but, ce n'est pas à l'enseignement qu'on a eu recours; au contraire, on a mis sa confiance dans une méthode, et l'on a cru que plus souvent l'on renouvellerait l'armée en y incorporant une masse d'hommes nouveaux, plus il y aurait de chances d'introduire parmi les soldats le sentiment qui régnait parmi les citoyens. En conséquence on a institué les appels annuels. Mais, comme on ne pouvait, dans l'intérêt d'un service qui devait être temporaire, et durer six ou huit ans, condamner un homme à rester à jamais oisif, incapable d'aucune profession civile; comme il eût été déraisonnable d'enlever à une carrière déjà faite des hommes utiles, on s'est trouvé conduit à n'appeler que des jeunes gens. Qu'est-il résulté de là ? C'est qu'on a manqué son but.

En effet, de cette manière, il s'est trouvé que l'armée était composée de jeunes gens qui quittaient les habitudes de la discipline paternelle, pour entrer sous les lois d'une discipline qui leur paraissait encore plus imposante et qui est plus sévère en réalité. On a donné à commander aux officiers des enfans déjà façonnés à l'obéissance, qui n'avaient encore eu ni l'occasion ni le droit de se croire libres; et l'on a remis ainsi aux chefs militaires une matière passive par excellence. L'expérience de ces -dernières années l'a prouvé. Il est des actes que jamais l'on n'eût pu ob

tenir des vieilles bandes de l'ancienne armée, et que l'on a pu faire exécuter par ces soldats enfans. Dans de vieilles troupes, la discipline est bien observée sans doute, elle est plus sûre, mieux gardée dans le danger que par de jeunes corps; mais, aussi, si chaque soldat sait tout ce qu'il doit au devoir militaire, il n'ignore point les limites où s'arrête ce devoir. Il y a un système d'honneur militaire que tout le monde connaît, et qui est la formule et le terme des ac es permis et des actes défendus. Il n'en est pas de même parmi des jeunes gens; ils ne connaissent point d'autre loi que celle de l'obéissance et du respect vis-à-vis telle ou telle personne qui les commande.

L'armée de 1789, offre sous ce rapport un exemple qui mérite quelque considération. Elle était composée de vieux soldats; et à cause de cela, bien qu'ils fussent entrés sous les drapeaux par la plus mauvaise voie, par celle d'un enrôlement auquel nul moyen, nul sujet n'était défendu, néanmoins elle se trouva assez intelligente pour comprendre la nature et le but du grand mouvement qui avait lieu sous ses yeux. On la réunit pour le réprimer, et elle refusa d'agir, quelles que fussent d'ailleurs les instances de ses officiers. Nous ne doutons pas que si cette armée eût obéi à l'intention anti-révolutionnaire de ses chefs, le mouvement de 1789, et en particulier celui du peuple de Paris, n'eût été comprimé.

Or, comparons les deux armées, l'une composée de jeunes gens choisis par le sort dans toutes les classes de la société, l'autre d'hommes pris parmi ceux auxquels la paresse et des mœurs dépravées n'avaient laissé d'autre ressource que l'enrôlement, et cherchons, d'après l'expérience, quelle est la plus nationale des deux; nous trouverons que c'est la dernière, et nous ne pourrons faire autrement que de reconnaître que le sentiment de la nationalité est chez les soldats plutôt le résultat de l'âge et de la réflexion, que celui de la méthode par laquelle on les réauit sous les drapeaux.

Dans notre précédente préface, nous nous sommes appliqués à exposer d'une manière générale par quelle succession de révolutions, le devoir militaire était devenu en France une obligation commune à tous. Cet examen a eu pour résultat de montrer quelle était la véritable signification du serment militaire. Nous avons vu que ce mode d'engagement répondait à un système social qui considérait l'exercice des armes comme un droit attaché à certaines castes ou plutôt à certaines races, et qui, conformément à la logique de toute doctrine du droit, supposait cha

cun libre d'user ou de s'abstenir. Le serment était l'unique lien qui, dans un tel système, pût attacher l'individu à un but quelconque dès qu'il n'était pas le sien propre. Nous avons vu que les sociétés modernes avaient reçu ces formes des Romains, et comment l'esprit chrétien les en avait fait sortir. Il nous reste à conclure.

Ainsi que nous avons eu occasion de le dire plusieurs fois dans la suite de nos préfaces, il y a une différence fondamentale qui sépare complétement la pratique morale des temps modernes de celle des temps anciens. Avant la venue de Jésus-Christ, il n'y avait que deux principes généraux en pratique, l'un de conserver sa race, l'autre d'expier une faute personnelle. Selon les sociétés dont on étudie l'organisation, tantôt ces deux croyances sont poursuivies en même temps, tantôt elles sont séparées. Mais, dans les unes comme dans les autres, tout conclut au sentiment d'un droit personnel sans lequel le but même n'aurait jamais pu être obtenu, et dont toute organisation politique accuse la présence, comme principe premier du droit de chacun d'expier ou de conserver sa race. L'idée de la fusion de toutes les volontés dans un devoir commun, de la solidarité de tous les intérêts moraux et spirituels dans une même unité de but temporel et spirituel, n'existait pas; c'est l'Évangile qui l'a apportée.

Dans la doctrine de la civilisation moderne, tout individu en naissant est considéré comme entrant dans le devoir commun. La société lui doit l'enseignement de ce devoir, comme lui-même lui en doit à elle et à Dieu l'accomplissement. Personne n'est reçu à le refuser. Que s'il arrive à quelqu'un de s'abstenir, alors il est considéré comme ne faisant plus partie du corps des citoyens. Il est traité en rebelle, et en ennemi. Appliquons ces considérations au sujet dont nous nous occupons ici.

Le serment suppose que l'individu est absolument maître de disposer de lui-même, qu'il est sur la terre pour son propre compte. Cette forme doit donc disparaître dans une société où il est admis que chacun ne vient au monde que pour être ouvrier solidaire d'une tâche commune.

C'est à cette conclusion que conduit inévitablement la suite des révolutions par lesquelles l'esprit chrétien a transformé l'institution militaire que nos pères avaient reçue des Romains. L'importance du serment est en série décroissante vis-à-vis de la souveraineté du devoir qui est en série croissante; et la société française marche en effet à la réalisation de cette parole de l'Evangile : Vous ne jurerez pas.

Il y aurait certainement un moyen meilleur que toutes ces méthodes

matérielles d'organisation, pour avoir une armée dévouée, avant tout, aux sentimens qui animent les citoyens : ce serait de posséder un but national nettement formulé, positivement enseigné à tous et dans tous les momens. Il en était ainsi au moyen âge. Le dernier soldat d'une de nos armées françaises en savait autant sur le but de ses actes, que le général lui-même ; il était aussi passionné que lui, animé de la même foi, possédé de la même colère, conduit par la même espérance. Pareille chose est arrivée dans les premières années de la révolution; chacun savait qu'il s'agissait de la défendre. Aussi, quel dévouement, quelle abnégation, quelle énergie! Il arriva que la trahison même d'un général était sans danger; qu'une défaite était sans conséquence; les soldats qui avaient fui se réunissaient le lendemain, se reformaient, retournaient au feu, et reparaissaient devant l'ennemi avec la vigueur et l'ordre d'une armée nouvelle. C'était là que régnait l'obéissance volontaire, cette obéissance qui devine les projets d'un chef auquel on a confiance, et qui, activement, par mille moyens, travaille à l'accomplissement du but général. Tel serait le résultat d'une éducation véritablement nationale: les citoyens et les soldats vivraient, agiraient dans un même et unique sentiment. Mais, il n'en est point ainsi ! Continuons à consulter l'expérience.

Le système de recrutement actuellement suivi est fatal sous un autre rapport; c'est, de tous ceux que l'on pourrait imaginer, le plus nuisible à la santé et à la conservation des hommes. La mortalité, même en temps de paix, est plus grande parmi les soldats que dans toute autre classe de citoyens. Les raisons hygiéniques de ce fait sont faciles à apprécier.

On appelle les jeunes gens à un âge où la croissance n'est achevée ni en hauteur, ni en largeur; à l'âge où s'achève la formation d'un des organes les plus importans à la vie, l'organe de la respiration. On soumet ces jeunes hommes, et nous ne parlons que du temps de paix, à des fatigues non pas disproportionnées avec leur énergie apparente, mais avec leurs forces réelles. De là, des maladies qui moissonnent une multitude qui, si elle était restée sous la surveillance de la prévoyance paternelle, eût vécu. Si nous voulions entrer dans des détails de médecine, si c'était ici la place, nous montrerions que les affections qui tuent en quelque sorte épidémiquement nos jeunes soldats, qui dépeuplent les régimens, sont dues à l'imprévoyance qui soumet des hommes dans l'âge de croissance, à des travaux que des hommes faits sont seuls en état de supporter et de soutenir sans danger. Sans doute les constitutions robustes ré

sistent; mais qu'est ce que ce mode de recrutement qui cause dans la population de nos armées autant de ravages qu'une guerre meurtrière ?

Lorsqu'il s'agit d'entrer en campagne, les mêmes causes de dépopulation agissent, mais avec bien plus d'intensité; il est d'expérience que les armées de jeunes soldats diminuent, presque tout d'un coup, d'un tiers, et cela sans qu'il y ait eu de combats. Ce tiers quitte ses bataillons pour entrer à l'hôpital. Que l'on consulte tous les chirurgiens militaires, et l'on apprendra d'eux que les armées ne sont pas détruites par le canon et la fusillade, mais par les maladies. Les dernières campagnes de l'empire en ont offert des exemples multipliés. Platon ne se trompait donc pas lorsqu'il disait que l'homme n'était formé qu'à trente ans. L'expérience de tous les jours confirme celles des publicistes de ce temps. qui avaient fait une étude particulière du développement de la force physique, de cette force qui était alors la qualité principale du citoyen. Au reste nous ne chercherons point ici à accumuler soit les preuves, soit les autorités. Nous ne nous proposons que d'attirer l'attention des hommes sérieux.

Nous considérons cet excès de mortalité comme un mal, et beaucoup de gens certainement penseront ainsi que nous. Car, en mettant de côté le devoir qui nous commande de veiller à la conservation de nos semblables, et ne raisonnant que comme économistes, il est certain que la force la plus précieuse, la source de richesse la plus féconde que possède la société, c'est l'homme lui-même. Il est, cependant tout le monde le sait, des économistes et nous citerons entre autres Malthus et M. Duchâtel, actuellement ministre ; il existe, disons-nous, des économistes qui considèrent la grande population comme un mal, et qui ne sont préoccupés que des moyens d'en empêcher l'excès. A lears yeux la guerre est une de meilleures manières de la borner; ils pourront peutêtre défendre le système actuel de recrutement comme une excellente méthode pour remplacer la puissance meurtrière en temps de paix. Nous ne nous occuperons pas de les réfuter : le sentiment public a fait justice de leurs immorales théories; mais nous ferons observer que le système qui produit une si effrayante mortalité, est aussi le plus mauvais pour former une bonne armée.

Tous les militaires font une grande différence entre de vieilles troupes et de jeunes soldats. Ils trouvent les premières plus calmes et plus tenaces au feu, plus capables de supporter la fatigue, plus disciplinées, moins susceptibles de paniques. Le sentiment d'un grand but national

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