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diviser la philosophie en trois parties, la logique, la physique ou physiologie, et la morale. A leurs yeux, la physiologie contenait les principes de la morale, et la logique, antécédent nécessaire de la physiologie, était comme la clef de voûte de tout l'édifice 1.

Cet ordre qui en soi est fort rigoureux, Enésidème l'imposa à sa dialectique. Aussi voyons-nous dans Photius que le livre I des Πυῤῥωνίων λόγοι et la première partie du livre II traitaient les problèmes logiques. Les trois derniers livres, VI, VII, VIII, étaient consacrés aux questions morales; les livres intermédiaires roulaient principalement sur la physique 2.

Cette organisation régulière du scepticisme est parfaitement bien marquée dans les Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus et dans l'ouvrage en cinq livres qu'on a confondu fort mal à propos avec le Πρὸς μαθηματικούς 3. Il paraît que depuis Ænésidème elle présida à la composition de tous les ouvrages de l'école sceptique.

L'ordre suivi per Ænésidème trace le nôtre. Nous allons le suivre tour à tour sur les questions logiques, physiologiques et morales, rassemblant les débris de ses ouvrages avec les témoignages qui les éclairent, et essayant d'en ressaisir et d'en apprécier l'ordre, l'esprit et la valeur philosophique.

1 Sext. Adv. Math. 141.

2 Phot. Bibl. 543, 544. Hosch.

Voir notre chap. VIII.

CHAPITRE QUATRIÈME

DU SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME SUR LES QUESTIONS LOGIQUES.

Un fragment assez court et fort altéré d'une polémique avec les Stoïciens et l'Académie sur l'existence du Vrai, quelques débris d'une argumentation sur les Signes; ce sont là, si l'on y ajoute un petit nombre d'indications éparses, les seuls matériaux que la critique ait entre les mains pour restituer le scepticisme d'Ænésidème en ce qui touche les problèmes logiques.

Avant d'essayer l'interprétation de ces textes, obscurs par eux-mêmes, plus obscurs encore par leur isolement, nous devons chercher quelle était leur place et quel lien les unissait dans la doctrine logique d'Ænésidème.

Cette doctrine était, nous l'avons dit, la contre-partie de celle des écoles dogmatiques. Elle agitait les mêmes questions, les traitait dans le même ordre, y appliquait le même langage. La différence, c'est que

LE SCEPTICISME D'ÆNÉSIDÈME.

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partout où certaines écoles concluaient à l'affirmation, d'autres à la négation, Enésidème se retranchait dans le doute. Or, à cette époque, tous les philosophes dogmatiques étaient d'accord avec les Stoïciens pour diviser les questions logiques en deux séries bien distinctes :

1o Y a-t-il une vérité? l'esprit humain est-il fait pour elle? à quel signe la reconnaître? Voilà des problèmes que Zénon, Chrysippe, Arcésilas avaient raison de considérer comme de la même famille. Ils se ramènent tous, en effet, à cette simple alternative existe-t-il, oui ou non, pour l'esprit humain, une règle absolue de vérité, κριτήριον τῆς ἀληθείας 19

C'est à ce problème, qui est le problème logique par excellence, que se rapporte évidemment l'argumentation d'Enésidème contre le vrai absolu.

2° Supposons qu'il soit établi que la vérité se manifeste à l'intelligence de l'homme, et s'y fait reconnaître par un caractère qui lui est propre, comment en régler, en agrandir, en provoquer la manifestation? Quand la vérité éclate, il n'y a qu'à la recueillir; mais quand elle se cache, comment aller à sa rencontre? C'est ici que se place la dialectique Stoïcienne, l'art de procéder du connu à l'inconnu, en portant la lumière des principes jusque sur leurs dernières conséquences 2.

'L'argumentation d'Enésidème contre les Signes correspond à cette seconde partie de la logique.

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Il est nécessaire de se rendre compte ici du rôle que jouait dans la doctrine des Stoïciens la théorie des Signes. Ils ne réservaient point le nom de signe, opatov, aux différentes espèces de langage. Pour eux, toute chose apparente, manifeste, póλos, qui révèle une autre chose cachée, obscure, λos, en est le signe 1. Ainsi la foudre est annoncée par l'éclair, le feu par la fumée; l'éclair est donc le signe, npsïov úñoμvŋotixóv 2, de la foudre; la fumée, du feu. De même, la vérité de la conséquence est rendue manifeste par celle des prémisses; l'objet défini se fait distinguer par la définition; les prémisses sont donc le signe, σημεῖον ἐνδεικτικόν, de la conséquence; la définition du défini 3. Ainsi, l'art d'induire et d'associer les idées, l'art de raisonner et de définir, toute la dialectique enfin n'est pour les Stoïciens qu'une théorie des signes. De sorte que l'argumentation d'Ænésidème contre les signes n'attaque pas seulement le langage, mais la dialectique tout entière, comme son argumentation contre l'existence du vrai enveloppe toute l'autre partie de la logique, celle qui contient le principe de cette science.

Voilà l'ordre et la portée de ces deux argumentations. En les interprétant d'après le commentaire

1 Adv. Math. p. 245. Hyp. Pyrr. II, 10.

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· Phot. Bibl. 1. I.

Cet ordre est justifié par le résumé que Photius nous a donné du Пuppoviav λdyot. D'après ce résumé, Enésidème traitait dès le second livre la question de la vérité, et n'abordait qu'au livre quatrième la question des signes. Voir Phot. I. I.

étendu que Sextus a donné de l'une et de l'autre 2, et y rattachant les indications fournies par Diogène 3 et par Photius (dont le résumé nous sert toujours de guide), nous retrouverons sinon dans ses détails, au moins dans ses principes fondamentaux, la pensée d'Ænésidème sur les questions logiques.

SECTION I.

Argumentation contre l'existence du Vrai et la possibilité d'un critérium.

Voici d'abord cette argumentation telle que nous la trouvons dans Sextus:

« Enésidème propose sur cette matière des difficultés qui reviennent pour le fond à celles qui précèdent. En effet, dit-il, si quelque chose est vrai, ce sera une chose sensible, ou une chose intelligible, ou une chose tout à la fois sensible et intelligible, ou enfin une chose qui ne sera ni l'un ni l'autre. Or, rien de tout cela n'est possible, comme nous le démontrerons. Par conséquent le vrai n'existe pas.

« Qu'une chose sensible ne puisse être vraie, c'est ce que nous prouverons de cette façon. Entre les choses sensibles, les unes sont génériques, comme les ressemblances qui s'étendent à plusieurs individus ; par exemple, l'homme, qui se retrouve dans tous les individus humains, le cheval, dans tous les chevaux; les autres sont spécifiques comme les différences individuelles, par

1 Adv. Math. p. 227 sqq. 2 Adv. Math. p. 258 sqq. 3 Laert. IX, 11.

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