Page images
PDF
EPUB

philosophie, mais une suite des lois de l'intelligence humaine.

Il faut que l'esprit négatif se soit donné carrière, il faut même qu'il ait pénétré profondément dans les âmes, avant que l'esprit sceptique puisse avoir un développement considérable. Qu'est-ce en effet que le doute? La tentative de la pensée pour échapper tout à la fois à l'affirmation et à la négation. Logiquement, il impliquerait contradiction que le doute précédât, soit l'affirmation, soit la négation. Transportez cette nécessité logique dans l'histoire; le scepticisme ne s'y montrera qu'après le dogmatisme, et le dogmatisme y apparaîtra sous sa double forme, l'esprit de système et l'esprit critique. L'intelligence humaine est ainsi faite, qu'il faut qu'elle ait mis en usage tous les moyens de croire avant de se précipiter dans le doute. La foi, c'est la vie. Le doute n'est pas une situation normale de la pensée; c'est une crise, c'est un désespoir. Après avoir épuisé l'affirmation, il reste encore un asile au besoin de croire qui tourmente l'humanité, c'est la négation. Nier, c'est croire, car c'est encore affirmer. Cette foi, toute négative qu'elle est, trompe, si elle ne la satisfait pas, la soif de croyance dont nous sommes altérés, parce que la négation mène à la lutte, et la lutte ouvre une carrière à l'activité de l'esprit humain. C'est seulement à la fin du combat que l'âme, revenant sur soi, s'aperçoit qu'elle n'a poursuivi qu'un fantôme. Le prix de la lutte lui échappe, par l'effet même de la lutte, qui a tout dẻtruit. Le doute alors peut et doit apparaître; son temps

est venu.

Appliquons ces principes au développement de la philosophie grecque. L'école de Pyrrhon fondée après Socrate et s'éclipsant dès l'origine, voilà, ce semble, une anomalie. Mais l'anomalie est, en fait d'histoire, ce qu'est le hasard en physique, un asile où notre ignorance prise au dépourvu met à couvert notre vanité. Le scepticisme est venu en Grèce quand il devait venir. Avant les sophistes, il était impossible; l'esprit négatif n'avait pas fait son œuvre. Protagoras et Euclide devaient préparer Pyrrhon.

Le scepticisme est sorti de l'école de Mégare et de celle des sophistes. Il apparaît pour la première fois avec Pyrrhon, à côté du dogmatisme qui triomphe au Lycée, à l'Académie. Déjà il se glisse dans les âmes, à la suite de l'esprit négatif que Socrate n'avait pu détruire et y pénètre sourdement. Mais il était impossible,

à une époque où l'esprit dogmatique avait encore tant de séve et de vie et, à la place du Platonisme et du Péripatétisme affaiblis, enfantait des écoles nouvelles, pleines de force et d'avenir, il était impossible que le scepticisme pût jouer un grand rôle sur la scène philosophique. Qu'arriva-t-il? Pyrrhon laissa la place à Arcésilas. Le scepticisme s'éclipsa derrière l'esprit négatif, comme s'il avait compris qu'un autre ferait en ce moment ses affaires beaucoup mieux que lui-même. Il y a un mot spirituel d'Ariston sur Arcésilas qui rendra fort bien notre pensée. « Arcésilas, disait-il, est triple comme la chimère. Par devant, c'est Platon; c'est Diodore par le milieu; par derrière, c'est Pyrrhon'. » Ar

1 Sext. Adv. Math. I, 33, p. 48, C. Cf. Laert. IX, p. 104, E.

césilas, en effet, n'a d'un platonicien que le nom. L'esprit des sophistes revit en lui1, et il semble que le scepticisme le pousse par derrière pour précipiter sa chute dans le nihilisme universel.

Cette chute ne se fit pas attendre. Après Carnéade2, Philon et Antiochus, fatigués de la lutte, passent à l'ennemi.

Philon combat avec mollesse le critérium stoïcien, et il accorde qu'à parler absolument, la vérité peut être comprise3. L'académie n'existait plus après cet aveu.

Antiochus donne la main au Portique 1. Il ne veut reconnaître dans les diverses écoles académiques que les membres dispersés d'une même famille, et rêvant entre toutes les philosophies rivales une harmonie fantastique, du même œil qui confond Xénocrate et Arcésilas, il voit le stoïcisme dans Platon 5.

Cette tentative impuissante d'Antiochus est le signe manifeste de la décadence de l'esprit de système à cette époque de l'histoire de la philosophie.

Représenté par quatre grandes écoles, celles de Pla

1 Vid. Numen. ap. Euseb. Præp. Evang. XIV, 5, p. 731. 2 Le disciple immédiat de Carnéade fut Clitomaque, qui écrivit les doctrines de son maître, mais sans y rien ajouter de considérable. Cic. Ac. qu. II, 31 sqq. Cf. Sext. Adv. Math. Après Clitomaque, l'académie eut pour chefs Charmidas, Mélanchthus de Rhodes, Métrodore de Stratonice et Philon. Cic. Ac. qu. II, 6.

p. 308.

3 Sext. Pyrr. Hyp. I, 33.

Cic. Ac. qu. II, 22. Ibid. 42, 43. Ibid. 46.

5 Sext. Pyrr. Hyp. I, 33, p. 48, C. · Cf. Cic. De Nat. Deor.

I, 7.

ton, d'Aristote, de Zénon et d'Épicure, le dogmatisme positif est épuisé. Le dogmatisme négatif dont Arcésilas et Carnéade sont les grands représentants, en détruisant les autres doctrines, s'est détruit lui-même. C'est alors que le scepticisme qui depuis Timon suivait dans l'ombre la Moyenne et la Nouvelle Académies, lève la tête et prend position à Alexandrie, avec Enésidème.

CHAPITRE TROISIÈME

RENOUVELLEMENT DU PYRRHONISME PAR ÆNÉSIDÈME.

RACTÈRE PROPRE SON ENTREPRISE PHILOSOPHIQUE.
PLAN DE SES ÉCRITS.

CA

Rappelons en quelques mots les résultats historiques que nous venons d'établir: 1o l'origine du scepticisme en Grèce est beaucoup moins ancienne que la plupart des historiens ne l'ont pensé; sans parler de l'école d'Élée, de celle d'Héraclite, de la doctrine Atomistique et de la Mégarienne, qui ne sont évidemment pas sceptiques, l'école des Sophistes elle-même, en ce qu'elle a eu de sérieux, n'a pas professé proprement le scepticisme, mais bien ce qu'on pourrait appeler le dogmatisme négatif absolu; 2o conçue et proclamée pour la première fois par Pyrrhon, l'idée-mère du scepticisme ne s'est toutefois constituée dans son école par aucun monument considérable; 3° la seconde et la troisième Académies, loin de continuer et de propa

« PreviousContinue »