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Et qu'on le remarque bien. Pyrrhon ne déduit pas l'énon de l'impossibilité absolue de nier ou d'affirmer, comme on déduit une conséquence de ses prémisses. Et tout en affirmant l'èxoy, il ne lui donne pas une valeur absolue et objective. Ce seraient là deux contradictions, puisque Pyrrhon n'admet ni la légitimité du raisonnement, ni l'existence absolue de quoi que ce puisse être.

En disant : Οὐδὲν μᾶλλον, Οὐδὲν ὁρίζω, Pyrrhon exprime un fait, et rien de plus. Ce n'est pas une déduction logique, mais une apparence. Et Pyrrhon n'admet pas la réalité absolue de cette apparence; il la donne comme subjective et ne l'affirme qu'en tant que subjective. En elle-même et absolument parlant, est-elle quelque chose? Pyrrhon ne le nie pas, mais il ne l'affirme pas; il n'en sait rien. C'est dans ce sens subtil, mais juste, qu'il faut entendre cette opinion pyrrhonienne que l'èncy s'applique à elle-même et qu'en parlant de Γ' οὐδὲν μᾶλλον, on peut dire aussi : οὐδὲν μᾶλλον 1.

Tel est le vrai caractère, telle est l'exacte portée de l'éлon pyrrhonienne 2, si généralement mal comprise.

Mais cette no n'est pas seulement une règle spéculative. C'est encore un principe pratique. En effet, l'èTo en préservant de la contradiction donne à l'âme la paix et la sérénité, ἀπάθεια, αταραξία. Celui qui cherche à des problèmes insolubles une solution dogmatique, positive ou négative, se tourmente de sa chimère. Le

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douteur, le vrai pyrrhonien, est au-dessus des orages. Il n'est pas insensible à la douleur et au plaisir; mais il les subit avec calme, parce que là où son esprit doute, son cœur est indifférent. L'arapaŝía qui, suivant Timon, est comme l'ombre de l'èño, en est aussi le prix.

En deux mots, Pyrrhon part des antinomies de la raison speculative, ἀντίθεσις τῶν λόγων, et il arrive en les constatant à l' οὐδὲν μᾶλλον. Γ ̓ οὐδὲν μᾶλλον dans la science, c'est le doute, èño. Dans la vie, c'est l'indifférence, ἀπάθεια.

Est-il possible maintenant de confondre cette doctrine avec celle des Sophistes? Et d'abord, qu'y a-t il entre ces rhéteurs décriés et sans foi, qui faisaient de la philosophie un vil trafic, et l'homme grave et sérieux, le sage respecté qu'Élis éleva à la dignité de grand-prêtre 2, qu'Athènes voulut adopter parmi ses enfants 3 ? Les doctrines ne se ressemblent pas plus que les caractères. Certes, s'il est un sophiste habile et qu'on puisse être tenté de rapprocher de Pyrrhon, c'est Protagoras. Tous deux admettent l'apparence pour critérium de la science et de la vie. Mais si l'analogie est dans les mots, comme la différence est dans les choses! Y a-t-il rien au monde de plus contraire à la réserve pyrrhonienne que cette tranchante et hautaine formule où Protagoras

1 Cic. Ac. Quæst. II, 42. Laert. IX, p. 263, E. Hyp. Pyrr. I, 12.

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Voir Bayle. Art. Pyrr. p. 735, n. H.

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est tout entier : l'homme est la mesure de toutes choses? Les sceptiques, loin d'adopter cette maxime dogmatique, la repoussent de toutes leurs forces 1. Ajoutez que les livres de Protagoras étaient pleins d'affirmations systématiques comme celle-ci : Les apparences contradictoires ont leur raison commune dans la fluidité de la matière, λn peuσth 2; la matière est un écouὕλη ρευστή lement perpétuel de phénomènes ; elle fait succéder des apparences nouvelles aux apparences détruites, sans fin et sans repos.

On dira que ce système conduit au Nihilisme. Nous l'accordons. Mais si le Nihilisme est le Dogmatisme en délire, il n'est toujours pas le Scepticisme.

Objectera-t-on enfin que les Sophistes niaient leurs propres négations, et par conséquent n'affirmaient pas plus que les Pyrrhoniens; que Métrodore de Chio, par exemple, soutenait qu'on ne peut rien savoir, pas même que le savoir est impossible3. Mais c'est à cause de cela même que je ne puis prendre la Sophistique au sérieux. C'est à cause de cela même que je la distingue du Scepticisme. Une négation qui se nie elle-même, un doute qui doute de soi et ne veut pas s'affirmer au moins comme doute, ce sont là des énormités où l'on ne peut tomber en conscience. Je dirai avec Pascal1 : « La nature soutient la raison impuissante et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. » Aucun sceptique de quel

1 Sext. Hyp. Pyrr. I, 32.
2 Sext. Hyp. Pyrr. I, 32.
3 Sext. Adv. Math. p. 153, A.

Pensées. Partie II, art. 1.

que portée et de quelque loyauté n'a nié la conscience. Hume est sceptique absolu en métaphysique; mais il reconnaît les sensations et leurs copies '. Kant qui dans la Critique de la raison pure, a élevé le scepticisme ontologique à sa plus haute puissance, est dogmatique comme tout le monde dans la sphère de la subjectivité. Voilà le scepticisme sérieux et profond, le vrai scepticisme. Nous tenions à démontrer que Pyrrhon le premier l'a proclamé en Grèce, et nous allons établir qu'il n'est pas sorti de son école.

L'école fondée par Pyrrhon a duré dix siècles. Mais si sa longue destinée n'a jamais été entièrement interrompue, il est certain qu'elle a subi de fréquentes éclipses. Depuis Pyrrhon jusques à Ænésidème, un seul homme s'est fait un nom dans l'école sceptique, c'est Timon le sillographe.

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Poëte satirique plutôt que philosophe, Timon a servi à sa façon la cause du Scepticisme, mais il n'a rien ajouté de son propre fonds à la doctrine de son maître. Au témoignage d'Aristoclès, il réduisait la philosophie à trois questions: 1° Quelle est la nature des choses? Il répondait qu'elle est pleine d'incertitude et de contradiction. C'est l'avisais de Pyrrhon. 2o Comment faut-il se comporter à cet égard? Il faut douter. C'est l'enox. 3° Quelles sont les suites du parti qu'on aura pris? Le doute mène à sa suite le calme et la sérénité. C'est l'arapažía.

1 Hume. Essais philos. Essai II.

2 Voir sur Timon, l'art. de M. Le Clerc, dans la Biog. univ. 3 Apud Euseb. Præp. Evang. XIV, 18.

Si cette esquisse témoigne de la fidélité du disciple, elle fait peu d'honneur à son originalité'. De Pyrrhon à Timon, le Scepticisme n'a donc pas fait un pas. Tout au contraire, il a perdu en gravité, et n'a rien gagné en étendue.

De Timon à Enésidėme, son déclin est encore plus rapide. Abandonné à des hommes sans nom 2, il languit et reste dans l'ombre. Trois écoles occupent et remplissent la scène de la philosophie, le Stoicisme, l'Épicuréisme et la seconde Académie. Or, nous pensons que celle-ci est dogmatique aussi bien que les deux autres, quoique son dogmatisme ait un caractère opposé au leur. Ceci peut avoir l'air d'un paradoxe, et cependant, c'est le fait le plus simple emprunté aux plus sûrs témoignages de l'histoire.

Arcésilas introduisit dans l'Académie une méthode nouvelle. Au lieu de dire son sentiment, il demandait celui de tout le monde. Il n'enseignait pas, il dispu

1 Il paraît, d'après un passage de Sextus (Adv. Math. p. 414, A,) que Timon s'était occupé de la question du temps; et peutêtre faut-il lui attribuer l'argumentation que donne Sextus pour prouver que le temps ne peut être ni divisible ni indivisible. Ceci n'est qu'une conjecture. Voy. Sext. Adv. Math. 138, A.

2 Euphranor de Séleucie, Eubulus, Ptolémée, Sarpédon et Héraclide. Laert. IX, p. 263.

3 Les uns admettent trois académies : la première, celle de Platon: la moyenne, celle d'Arcésilas; la nouvelle, celle de Carnéade et Clitomaque. Les autres en admettent quatre; savoir, les trois précédentes, et une quatrième, celle de Philon et Charmide. D'autres enfin reconnaissent une cinquième académie, celle d'Antiochus. Sext. Hyp. Pyrr. I, 33.

Cic. De fin. II, 1.

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