Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE DEUXIÈME

DU SCEPTICISME EN GRÈCE AVANT ENÉSIDÈME.

Quand Enésidème vint à Alexandrie fonder son enseignement, l'école pyrrhonienne qu'il rajeunit et releva, avait déjà trois siècles d'existence. Nous devons remonter à l'origine de cette école trop dédaignée, reconnaître son vrai caractère et la suivre dans ses fortunes diverses, si nous voulons estimer à son juste prix l'œuvre philosophique de son second fondateur, et mesurer la part qu'il prit à sa destinée.

L'école pyrrhonienne est dans l'antiquité l'école sceptique par excellence. Nous pensons même qu'à parler rigoureusement, il n'y a eu en Grèce d'école vraiment sceptique que celle-là.

Quoique de très-savants hommes, Cicéron 1, Sénè

[blocks in formation]

que 1, Sextus 2, et à une autre époque, Bayle 3, Brucker, Stæudlin', aient cru voir apparaître le scepticisme, dès l'origine de la philosophie grecque, dans la doctrine des Éléates, dans celles d'Héraclite et de Démocrite, on est généralement d'accord aujourd'hui, grâce aux efforts d'une critique plus éclairée, pour restituer à ces grands systèmes leur caractère éminemment dogmatique.

Mais un préjugé subsiste encore: c'est que la Sophistique, la seconde et la troisième Académie furent des écoles sceptiques. Nous ne pouvons donner les mains à cette opinion, et il nous paraît nécessaire ici de la combattre.

La même confusion d'idées qui a fait enrôler Xénophane et Zénon d'Élée parmi les sceptiques, a associé dans les esprits Pyrrhon avec Gorgias, Ænésidème avec Carnéade. Nul doute que Gorgias n'ait préparé Pyrrhon, et Carnéade Ænésidème; mais la vérité est que les écoles de ces philosophes n'ont pas cessé de se combattre, et qu'elles diffèrent de tout point, soit par la nature des doctrines, soit par l'influence qu'elles ont exercée sur le développement de la philosophie grecque.

Il semble que deux choses profondément distinctes n'aient pas été suffisamment démêlées, je veux dire,

1 Epist. 88.

Adv. Math, p. 146, C.

3 Dict. Art. Xénoph. et Zénon d'Élée.

Hist. crit. phil. I, 1170.

5 Geschichte und Geist der Septic. Per. I et II.

Tenneman. Man. de l'hist. de la phil. I, 228 sqq.

l'esprit critique et négatif, et l'esprit sceptique proprement dit; et cependant, il y a la même différence entre ces deux directions de la philosophie qu'entre ces deux opérations de l'esprit, la négation et le doute. Selon nous, une seule école en Grèce a professé le doute, c'est l'école pyrrhonienne. Deux esprits éminents ont seuls compris et organisé la philosophie du doute, savoir, Pyrrhon et Ænésidème.

Il nous importe d'établir solidement ces deux points. Car si l'esprit et le rôle de l'école pyrrhonienne étaient méconnus, on ne comprendrait plus ni l'esprit ni le rôle du scepticisme d'Enésidème. Cette introduction sera donc consacrée à un double objet :

1o Éclairer l'origine et déterminer le vrai caractère de l'école pyrrhonienne en la distinguant fortement de toutes les autres, particulièrement de l'école des Sophistes, de la seconde et la troisième Académie.

2o Décrire le mouvement et marquer le progrès du scepticisme en Grèce, depuis Pyrrhon jusqu'à Ænésidème.

C'est un point désormais acquis à l'histoire de la philosophie que Xénophane et Zénon d'Élée n'ont été sceptiques à aucun titre; mais qu'ils ont servi tout au contraire, celui-là à fonder, celui-ci à défendre le dogmatisme le plus absolu et le plus exclusif qui fut jamais '.

Mais, dit-on, ces deux philosophes niaient pourtant le mouvement. Je réponds: si l'on veut que nier, ce

1 Voir les art. Xénophane et Zénon d'Élée, dans les Nouv. fragm. phil. de M. Cousin, t. I.

soit faire acte de scepticisme, voilà Parménide sceptique; car lui aussi a nié le mouvement 1. Mais à ce compte, Héraclite est un autre sceptique; car il a pensé que tout s'écoule et a nié l'être absolu 2. Et où trouvera-t-on un philosophe qui ne soit pas sceptique? tout dogmatisme, si profond et si vaste qu'on le suppose, n'est-il pas toujours plus ou moins exclusif, c'est-à-dire plus ou moins négatif? Identifier le doute et la négation, c'est identifier le dogmatisme et le scepticisme, c'est tout confondre.

Au lieu de raisonner ainsi : les Éléates nient le mouvement, Héraclite nie l'être absolu; donc Héraclite et les Éléates sont sceptiques; il fallait dire: puisque les Éléates nient le mouvement, c'est qu'ils n'ont aucun doute sur l'impossibilité du mouvement. Puisque Héraclite nie l'être absolu, c'est qu'il n'a aucun doute sur l'impossibilité de l'être absolu. Donc Héraclite et les Éléates ne sont point sceptiques.

Et cependant, il est vrai de dire que l'école d'Élée et celle d'Héraclite ont puissamment servi, quoiqu'à leur insu, la cause du scepticisme, et lui ont mis aux mains la plupart des instruments de guerre qu'il a tournés ensuite contre elles-mêmes. Ainsi, la Sophistique s'est emparée des arguments de Zénon contre le mouvement, et leur attribuant une portée absolue que l'habile Éléate ne leur donnait pas, elle s'en est servie pour battre en brèche le dogmatisme Ionien 3. Plus

1 Sext. Adv. Math. 388, A.

2 Plat. Theat.

Cf. Sext. Hyp. Pyr. I, 29. II, 6. III, 15. 3 Arist. de Xen. Zen. et Gorg., 5.

tard, l'école Mégarique s'appropria ces arguments subtils, en les compliquant encore des nœuds inextricables de sa dialectique '. Enfin, le pyrrhonisme en hérita, et dans un tout autre but que les sophistes et Euclide, sut comme eux les faire tourner à ses fins 2. De même, Protagoras mit le système d'Héraclite au service de ses propres vues 3. De la mobilité universelle, il déduisit habilement l'universelle relativité, et par une conséquence inévitable, l'égale valeur des assertions contradictoires. Vint alors l'école de Pyrrhon qui, prenant acte de tout cela, institua son èño, à égale distance de l'affirmation et de la négation, sur la ruine de tous les systèmes.

A ce point de vue, qui est celui des faits et des témoignages, la Sophistique prépare le scepticisme, mais elle s'en distingue.

Attachons-nous à marquer et à établir cette différence, et pour cela, jetons un coup d'œil attentif sur les doctrines des sophistes les plus célèbres et les plus sérieux.

Les sophistes étaient de ces hommes avides et déliés, comme il en naît aux âges de profonde corruption. Courtisans du vice, ils flattèrent en esclaves les mauvaises passions de leur temps, comptant bien asservir les âmes après les avoir abaissées. Dans un siècle de superstition, ils enssent poussé la dévotion jusqu'au

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]
« PreviousContinue »