Page images
PDF
EPUB

donné à cette antique stratégie du scepticisme une face toute nouvelle; l'esprit grave et sévère qui, sans jamais déclamer, n'employant d'autres armes que l'analyse et la dialectique, a dressé contre la raison spéculative l'acte d'accusation le plus redoutable; celui, enfin, qui a imprimé au doute moderne la précision, la rigueur et la régularité d'une science, c'est l'auteur de la Critique de la raison pure. Avoir affaire à lui, c'est avoir affaire au scepticisme en personne. Analyser et réfuter dans ses parties essentielles son erreur capitale, c'est ôter à la thèse sceptique l'appui le plus solide qu'elle ait jamais rencontré.

CHAPITRE DEUXIÈME

EXAMEN DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE'.

L'idée mère de la Critique de la raison pure est aussi simple que hardie. Des deux éléments dont le rapport et l'harmonie composent la science, savoir: l'esprit humain d'une part, le sujet; et de l'autre, les choses, les êtres, l'objet, Kant se propose de supprimer le second, et de réduire la science au premier. Ecarter à jamais l'objectif comme absolument inaccessible et indéterminable, tout résoudre dans le subjectif, voilà le but de Kant. De là les grandes lignes de son entreprise.

Kant arrive à son but par deux voies diverses et convergentes. Il s'enferme d'abord dans le sujet, c'est-à-dire dans l'analyse de l'esprit humain; ramenant toutes les lois qui gouvernent la pensée à un

1 Extrait du Dictionnaire des sciences philosophiques. Librairie Hachette.

LE SCEPTICISME DE KANT.

363

certain nombre de concepts élémentaires rigoureusement définis et régulièrement classés, il s'efforce de prouver que ces concepts n'ont qu'une valeur subjective et relative, incapables qu'ils sont de nous rien apprendre sur l'essence des choses, et utiles seulement à coordonner les phénomènes de l'expérience, ou, en d'autres termes, à imprimer à nos connaissances le caractère de l'unité. Cette œuvre achevée, Kant appelle la dialectique au secours de l'analyse; il parcourt successivement les trois grands objets des spéculations métaphysiques, l'âme, l'univers et Dieu, et entreprend d'établir qu'il n'y a pas une seule assertion dogmatique sur l'essence de l'âme, sur l'origine et les éléments de l'univers, enfin sur l'existence de Dieu, qui ne puisse être convaincue de s'appuyer sur un paralogisme, de couvrir une antinomie ou de réaliser arbitrairement une abstraction.

Suivons tour à tour la Critique de la raison pure sur le terrain de l'analyse et sur celui de la dialectique; peut-être parviendrons-nous, sinon à prouver sur tous les points, au moins à faire comprendre sur quelquesuns des plus essentiels, que l'analyse de Kant, quelque force d'esprit qu'il y ait dépensée, est radicalement fausse et artificielle, comme sa dialectique, si ingénieuse d'ailleurs, est au fond une œuvre stérile.

Suivant Kant, tout le mécanisme de la connaissance humaine se décompose en trois fonctions intellectuelles, savoir: la sensibilité, l'entendement et la raison. Apercevoir les choses, ou, en d'autres termes, former des intuitions particulières, voilà l'acte propre de la sen

sibilité; saisir les rapports des choses ou former des jugements, voilà l'acte propre de l'entendement; enfin, former des raisonnements, c'est-à-dire lier entre eux les jugements et rattacher les conséquences à leurs principes, voilà l'acte propre de la raison. Or, dans l'exercice de chacune de ces trois fonctions intellectuelles, l'analyse découvre deux éléments, l'un qui est a priori, l'autre qui est a posteriori; le premier sert de matière à la connaissance, le second en constitue la forme; celuilà est donné pour ainsi dire du dehors, celui-ci sort du propre fond de l'esprit, de son activité, de sa spontanéité natives. C'est ainsi que nul acte de la sensibilité, nulle intuition n'est possible qu'à l'aide des notions d'espace et de temps; Kant soutient que ces notions sont a priori, et il les appelle formes pures de la sensibilité. De même, nul acte de l'entendement, nul jugement n'est possible qu'à l'aide de certaines notions d'unité, de réalité, de possibilité, etc., lesquelles sont également a priori, et que Kant appelle les concepts purs de l'entendement. Enfin, nul acte de la raison, nul raisonnement n'est possible qu'à l'aide de certaines notions de l'absolu et de l'inconditionnel; Kant leur donne le nom d'idées pures de la raison. Il s'agit maintenant de recueillir ces formes, ces concepts, ces idées, lois suprêmes, ressorts constitutifs de la raison humaine, pour en approfondir la nature et en mesurer la portée.

L'analyse de la sensibilité est, dans le système de Kant, une affaire capitale. La sensibilité, en effet, est la source des intuitions, lesquelles deviennent la ma

tière des jugements, et par suite celle des raisonnements; ce qui nous conduit jusqu'à l'idée de l'absolu, forme suprême de toutes nos connaissances. Il nous importe donc d'arrêter Kant dès le premier pas, et de prouver que son analyse de la sensibilité, ou esthétique transcendantale, est profondément entachée d'erreur. Dans toute perception d'un phénomène extérieur, Kant distingue deux choses: d'une part, le phénomène lui-même, par exemple, tel mouvement corporel; de l'autre, la condition de ce phénomène, savoir : l'espace, sans lequel aucun mouvement ne saurait être perçu. Les phénomènes extérieurs varient à l'infini; la condition de ces phénomènes, l'espace, est toujours la même. L'espace est donc, suivant Kant, la forme pure des sens extérieurs. De même, le temps est la forme pure du sens intime, nulle sensation, et en général nulle modification de nous-mêmes ne pouvant être perçue que sous la condition du temps: l'espace et le temps, voilà donc les deux formes pures de la sensibilité. Étant conçus comme antérieurs aux phénomènes, comme uns et infinis, l'espace et le temps ne sont pas des objets de l'expérience, laquelle ne donne que les phénomènes toujours divers et toujours limités. Qu'est-ce donc que l'espace et le temps? Voulez-vous en faire des choses absolues, objectives? Soit que vous les éleviez au rang d'êtres absolus ou d'attributs de Dieu, soit que vous les réduisiez à des propriétés ou à des rapports des êtres de la nature, vous tombez également dans l'absurde dans le premier cas, en effet, vous aboutissez à deux êtres absolus, qui sont des non

« PreviousContinue »