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KANT

CHAPITRE PREMIER

CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA PHILOSOPHIE DE KANT.

Le glorieux fondateur de la philosophie allemande, Emmanuel Kant, est peut-être la plus exacte image et à coup sûr une des plus nobles et des plus pures de l'esprit du dix-huitième siècle : siècle à la fois sceptique et croyant, naïf et raffiné, ironique et enthousiaste, qui a entassé ruines sur ruines avec une impitoyable rigueur et une sérénité merveilleuse, parce qu'il sentait en soi ce qui devait tout réparer, la force intérieure, la chaleur, la vie. En philosophie, le dix-huitième siècle

paraît vouloir de tout point contredire le grand siècle qui l'avait précédé. Or, ce qui avait caractérisé l'époque cartésienne, c'était un nombre infini de systèmes, de spéculations métaphysiques, où l'esprit nouveau déployait sa naissante fécondité. Au dix-huitième siècle, on affecte une aversion décidée pour la métaphysique, on veut en finir avec les systèmes. Tandis que les sages de l'Écosse les réprouvent au nom du sens commun, et Hume au nom de l'empirisme, tandis que Voltaire les perce des traits de son ironie, Kant, plus grave que le redoutable moqueur, mais non plus indulgent, les cite au tribunal de sa critique, et prononce contre eux un arrêt qu'il croit sans appel.

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Faisons toutefois ici une réserve nécessaire. Ce serait se former de Kant une idée fausse que de le confondre avec les interprètes consacrés du scepticisme, les Pyrrhon, les Montaigne, les Bayle. Si sa philosophie, prise à la rigueur, recèle le scepticisme, sa grande âme en fut toujours exempte. Comme le dix-huitième siècle, Kant a une foi il croit fermement à la puissance et à la dignité de la raison; comme Montesquieu, comme Turgot, comme l'immortelle Constituante, il croit aux droits de l'homme; comme Reid et comme Rousseau, au devoir. Non, il n'était point sceptique, celui qui disait avec enthousiasme et avec grandeur: « Deux objets remplissent l'âme d'une admiration et d'un respect toujours renaissants, et qui s'accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s'y applique davantage : au-dessus de nous, le ciel étoilé; au dedans, la loi morale. >>

Ce ne sont pas là les élans fugitifs d'un superficiel enthousiasme; mais Kant vivait au milieu du dix-huitième siècle, et l'œuvre de cet âge devait être une œuvre de renversement. Voilà pourquoi la foi reste comme ensevelie au dedans des âmes, tandis que le scepticisme éclate partout. Sa forme la plus générale et la plus sensible, c'est le mépris du passé. Les vastes conceptions d'un Aristote, d'un Descartes, d'un Leibnitz, ont perdu tout prestige; on n'y voit guère que de brillants caprices de l'imagination, d'ingénieux romans dont s'est amusée la jeunesse de l'esprit humain en attendant l'âge des sérieux travaux. D'où vient cependant que la philosophie, depuis deux mille années, erre ainsi à l'aventure à la merci de ces rêveries stériles et changeantes qu'on appelle des systèmes de métaphysiques, alors que d'autres sciences déploient une activité si régulière en ses mouvements, si féconde en ses produits? Les mathé matiques ont éminemment ce caractère. Elles changent et se renouvellent, il est vrai, mais pour s'accroître et s'enrichir sans cesse. Descartes a surpassé Euclide, et tous deux ont été surpassés par Newton; mais le calcul de l'infini n'a pas détruit l'analyse cartésienne, pas plus que celle-ci n'a renversé l'ancienne géométrie. En mě taphysique, au contraire, les systèmes renversent les systèmes. Un philosophe ne peut croire qu'il a raison qu'à condition de condamner tous les autres à l'extravagance, et l'œuvre toujours reprise dans son entier est toujours à reprendre encore.

D'où vient cela? On dit que les philosophes manquent de méthode; mais, si la philosophie a ses poëtes ins

pirés, elle a aussi ses géomètres. Quel plus sévère génie que l'auteur de la Métaphysique? Quel plus méthodique ouvrage que l'Éthique de Spinoza? La cause, suivant Kant, est tout autrement radicale. Pour la pénétrer, il soumet à une analyse profonde la nature intime des sciences. Il remarque, et c'est pour lui un trait de lumière, que les mathématiques n'ont pas pour objet de connaître les choses en elles-mêmes, mais seulement de développer certain es notions inhérentes à l'esprit humain, les notions d'unité, de nombre, d'espace et autres semblables. Par exemple, la géométrie s'inquiète peu de l'essence des corps de la nature; elle s'attache à la notion d'étendue, notion indépendante des sens, et sur ce fondement tout idéal, tout abstrait, elle développe la série de ses constructions et de ses théorèmes. L'objet du géomètre, ce n'est pas une essence, un être en soi, c'est une idée. De même l'algébriste ne s'intéresse en rien à ces objets changeants dont l'égalité n'est qu'apparente, dont l'unité est toute relative; c'est la quantité idéale, le nombre abstrait, c'est-à-dire encore une idée, une notion, qui fait la matière de ses hautes combinaisons. Telle est, suivant Kant, l'origine de la solidité, de la certitude des mathématiques.

Elles n'ont pas seules ce privilége: les sciences physiques vantent avec raison leur exactitude, leur régulier développement; mais depuis quand ont-elles pris le rang élevé qu'elles occupent dans l'estime des hommes? Depuis que, se séparant de la métaphysique, elles ont abandonné la chimère d'une explication absolue des

choses pour se réduire à l'expérience et au calcul, l'expérience qui recueille les faits, le calcul qui leur applique les lois de la pensée. La physique n'a rien à démêler avec l'essence impénétrable des choses. Les corps sont-ils ou non divisibles à l'infini? Le monde a-t-il eu ou non un commencement? Qu'importe à Galilée et à Torricelli? Ils laissent les docteurs de l'école argumenter pour ou contre ces fantômes opposés; il leur suffit d'explorer la nature et de contempler les cieux.

Interrogeons l'histoire des sciences philosophiques elles-mêmes. Depuis Aristote, tout a changé en philosophie, une seule chose exceptée, la logique. Ainsi la métaphysique varie avec les systèmes; la logique leur survit. Pourquoi cela? C'est que la logique ne s'occupe en aucune façon des objets de la pensée, mais seulement de la pensée elle-même. Le premier qui s'est dit: A quelles conditions la pensée peut-elle, en se développant, rester toujours d'accord avec ses propres lois? celui-là a créé la logique. Que sont devenues les entéléchies d'Aristote, et ses formes substantielles, et son premier ciel? L'Organon est resté; il est resté avec l'Histoire des animaux, parce que deux choses seules restent dans les sciences : les faits de la nature visible et les lois de la pensée.

Cette idée fondamentale une fois conçue, on aperçoit à sa lumière les grandes lignes de l'entreprise philosophique de Kant. Il s'attache d'abord à ces hautes notions d'espace, de temps, d'unité, de cause, de substance, qui semblent emporter la pensée humaine

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