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hésiter s'il n'y avait que ce passage. Mais en voici un autre où Pascal dit nettement sa pensée : « Nous ne connaissons ni l'existence, ni la nature de Dieu, parce qu'il n'a ni étendue ni bornes. Parlons maintenant selon les lumières naturelles. S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n'ayant ni parties ni bornes, il n'a nul rapport à nous : nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est'. » Que faire dans cette ignorance? Pascal s'avise ici d'un argument nouveau, lequel nonseulement prouvera Dieu, mais ramènera du doute absolu à la religion la plus exacte. Cet argument, qui va faire sortir du sein d'un sceptique un chrétien accompli, Pascal l'emprunte au calcul des probabilités qu'il venait de découvrir. C'est un principe de ce calcul que pour qu'un jeu soit raisonnable, il faut que la grandeur du gain soit proportionnée aux chances de perte. Si le gain est très-considérable, on peut risquer des chances de perte en proportion. Or, la vie humaine est un jeu. Celui qui vit en chrétien parie pour Dieu et le paradis. Celui qui vit en athée parie pour le néant. Quel est le pari le plus raisonnable? Le chrẻtien donne sa vie; mais avec la chance d'avoir une éternité de bonheur. Quelle chance? Chance égale de perte et de gain. Car la raison ne sait rien de l'avenir, et il y a autant de chance pour la vie éternelle que pour le néant. Donc le pari est excellent. L'athée parie pour le néant. Mais il a contre lui la chance de la vie éternelle,

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1 Pensées X, 1.

c'est-à-dire d'une éternité de malheur. Chance égale de perte et de gain. Donc pour conserver un bien fini, il risque un mal infini. Son pari est détestable. Pascal est enchanté de cet argument. Il fait voir que s'il n'y avait que deux, trois, quatre vies humaines à gagner, il faudrait parier. Or, il y en a une infinité. Donc le pari est infiniment avantageux. On lui objecte que le mieux est encore de ne point parier; car enfin celui qui parie court un risque. Il répond Il faut parier, vous êtes embarqué. C'est sur ce point que j'attaquerai le raisonnement de Pascal, car c'est le point fondamental. Je dis que la position du problème est fausse. Pascal ne connaît que deux positions être chrétien, parier pour Dieu; -être athée, parier pour le néant. Mais on peut n'être ni chrétien catholique et janséniste, ni athée. On peut être protestant. On peut avoir des doutes sur le christianisme, et en attendant vivre selon la morale et la religion naturelles. De plus, l'argument de Pascal, s'il était bon, pourrait servir à un bouddhiste et à un mahométan. Si vous vous adressez dans l'homme à l'intérêt, au pur intérêt, à l'amour de la félicité, le paradis mahométan aura plus de partisans que le paradis catholique; le mystique bouddhiste aimera mieux le Nirvanâ que votre paradis.

Voltaire fait une autre objection très-sensée et trèsforte: c'est qu'on ne croit pas à volonté, c'est qu'il ne suffit pas d'avoir intérêt à croire pour croire en effet : « Vous me promettez l'empire du monde si je crois que vous avez raison: je souhaite alors de tout mon cœur vous ayez raison; mai

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que vous me l'ayez prouvé, je ne puis vous croire. Commencez, pourrait - on dire à M. Pascal, par convaincre ma raison 1. » Pascal avait prévu l'objection. Voici comment il y répond: « Je le confesse, je l'avoue. Mais encore n'y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu? Oui, l'Écriture et le reste, etc. Oui, mais j'ai les mains liées et la bouche muette; on me force à parier et je ne suis pas en liberté ; on ne me relâche pas, et je suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse?—Il est vrai...... Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guérissent d'un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé; c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira 2. » Voilà donc la conclusion de Pascal Faites comme si vous croyiez! abêtissezvous. On a dit que ce n'était là qu'un mot, une boutade échappée à Pascal. On a voulu en amoindrir la portée. Erreur! le dernier mot de Pascal, en matière de religion, c'est, je ne dirai pas l'abêtissement, mais le mécanisme. Rappelez-vous sa théorie sur l'habitude, sur l'automate. Méditez certains passages du manuscrit des Pensées 3, vous vous convaincrez que les vraies conclusions de Pascal sont celles-ci : l'incerti

1 Remarques sur les Pensées de M. Pascal. 1728.

2 Pensées X, 1.

3 A la page 25.

tude de la religion, et à la place de preuves le calcul des probabilités; la substitution de la religion-machine à la religion en esprit et en vérité. Vous remarquerez aussi que Pascal, l'adversaire mortel des jésuites, aboutit à la même conclusion qu'eux. Remplacer la certitude par la probabilité, s'adresser à l'intérêt, au lieu de s'adresser à la religion et au cœur, se faire machine, s'abêtir, ce sont là les détestables procédés qui ont compromis le nom de la Compagnie de Jésus. Or, qu'avait combattu Pascal dans les Provinciales? cela même, c'est-à-dire la morale des cas probables et la dévotion aisée. Ces deux écueils de la religion, il y vient donner tout droit. J'en tirerai deux conclusions: c'est qu'il faut distinguer deux hommes dans Pascal, le philosophe chrétien des Provinciales et le sceptique des Pensées; c'est qu'il faut combattre le sceptique avec le philosophe chrétien.

CHAPITRE SIXIÈME

LA RELIGION DE PASCAL.

Je termine l'étude du scepticisme de Pascal, en me demandant comment il a essayé de reconstruire après avoir détruit. S'il n'y avait dans les Pensées, en faveur de la religion, que l'argument tiré de la règle des partis, je n'aurais rien à ajouter à mes dernières réflexions. Mais il y a autre chose dans les Pensées, il y a un essai de démonstration de la religion chrétienne. On peut le formuler ainsi : Étant donné la nature et la condition de l'homme avec ses misères et ses grandeurs, on ne peut le comprendre et le sauver que par un moyen le christianisme. Ce plan est trèssimple, très-grand, très-beau, très-philosophique. Par malheur, c'est tout ce qu'il m'est permis de louer dans le dessein des Pensées; car autant le plan est admirable, autant l'exécution est défectueuse. Pascal a visé trèshaut, mais il a manqué son but; et je crois pouvoir

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