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Éternellement en joie pour un jour d'exercice sur

la terre.

Non obliviscar sermones tuos. (Ps. CXVIII, 16.) Amen 1.

Qu'est-ce là, je vous le demande? C'est la crainte, c'est l'espérance mêlée de crainte, le repentir, la résignation, la joie, et à la fin l'engagement absolu. Qu'en dites-vous? Êtes-vous disposé à rire de l'amulette? Pour moi, je suis profondément touché. Je trouve ce fragment d'une profondeur admirable. Il me fait aller au fond de l'âme de Pascal. Je ne puis le comparer qu'au récit de la conversion de saint Augustin. Il a lu Platon, et il s'est séparé des Manichéens; mais son âme n'est pas satisfaite. Il entend saint Ambroise, et dans le Dieu nouveau dont on lui parle, il trouve une idée plus touchante, plus consolante que dans le Dieu de Platon. Mais bien plus engagé dans le monde que n'a été Pascal, car il a une maîtresse, il a un enfant qu'il adore, combattu entre le monde et Dieu, il a peine à briser ses liens et à se séparer de ce qu'il aime. Un jour, pendant qu'il se promène dans un jardin, il a, lui aussi, une espèce de vision et entend ces mots : Tolle, lege; tolle, lege! Il s'arrête, cherche, ne voit rien qui lui explique les paroles mystérieuses, et croit que c'est une voix du ciel qui lui parle. Alors il ouvre le Nouveau Testament et y lit: « Ne demeurez pas dans les festins et dans

1 M. Vinet, p. 112, et M. l'abbé Flottes, qui en donne la reproduction p. 27, ont interprété dans le même sens cet admirable morceau.

l'ivresse, dans les lits et les impudicités, dans les rivalités et les vaines jalousies; mais revêtez le Seigneur Jésus-Christ et n'ayez pas soin de votre chair jusqu'à la concupiscence. » Émerveillé de l'application si parfaite de ces paroles à son état présent, il verse des torrents de larmes, et son âme se donne à l'instant : « Je ne voulus pas lire davantage, c'était inutile; mais avec cette pensée, une sorte de lumière de sécurité se répandit dans mon âme, et les ténèbres de mes doutes se dispersèrent'. » Larmes, vision, lumière, joie, sécurité, voilà bien les sentiments communs de Pascal et de saint Augustin. Au fond, leur manière d'entendre le christianisme est la même. Saint Augustin a été philosophe avant d'être chrétien; il a connu et goûté la philosophie de Platon, comme Pascal la philosophie de Descartes elle ne leur a pas suffi. Pourquoi? Ce n'est pas qu'elle manque de vérité; c'est qu'elle manque d'efficacité pratique. Elle montre le vrai Dieu; elle n'en montre pas la voie. Elle ne peut fonder un culte; elle ne peut faire notre salut. Telle est la grave accusation que saint Augustin et Pascal élèvent contre la philosophie. Je l'ai loyalement exposée; je la discuterai loyalement.

:

1 Confessions, liv. VIII, ch. 11 et 12.- Trad. de M. P. Janet.

CHAPITRE QUATRIÈME

DISCUSSION DE LA THÈSE DE L'INSUFFISANCE DE LA
PHILOSOPHIE.

On sait comment Pascal a été conduit à croire et à soutenir que la philosophie ne suffit pas à l'homme. On me rendra, j'espère, cette justice, que je n'ai pas affaibli les arguments sur lesquels s'appuie cette thèse. Et cependant on aurait pu me dire: De te, amice, fabula narratur, c'est à vous, rationaliste, que ce discours s'adresse; car vous repoussez la thèse de l'insuffisance de la raison. Oui, je la combats prise absolument; mais en même temps je reconnais qu'elle renferme une grande part de vérité. En un mot, le vrai et le faux se mêlent ici d'une façon si compliquée qu'il n'y a pas de tâche si difficile que de les démêler; j'ajoute que cette tâche est de la dernière délicatesse. Car je suis obligé de toucher à ce qu'il y a de plus délicat dans chacun de nous, je veux dire nos in

times convictions religieuses. S'il n'y a rien de plus délicat, il n'y a rien aussi de plus divers. Je m'adresse à des catholiques, à des protestants, à des voltairiens, à des rationalistes, à des amis et à des ennemis du christianisme. Comment leur parler sans leur déplaire, sans les blesser? Je ne connais qu'un moyen, c'est de respecter toutes les opinions sincères et d'être moi-même d'une parfaite sincérité. Je ne vais pas chercher la difficulté qui m'arrête; c'est elle qui vient me chercher, c'est Pascal qui m'invite, qui me somme de déclarer jusqu'où porte la raison, jusqu'à quel point la philosophie peut prétendre au gouvernement spirituel de l'âme humaine. La philosophie ne peut pas se laisser accuser d'être pratiquement impuissante, sinon spéculativement, sans s'expliquer sur cette accusation.

Je commencerai par une série de concessions, toutes très-graves, mais que m'impose une conviction profonde et éprouvée. J'accorde d'abord que si en disant : La philosophie ne suffit pas à l'homme, vous entendez par l'homme le genre humain, vous avez raison. Qu'est-ce que la philosophie? Une science. C'est même la science la plus haute et la plus difficile, celle qui porte sur les objets les plus éloignés des sens, celle qui demande la plus grande force d'abstraction et de raisonnement. Elle exige donc des lumières et du loisir. Or, dans cette masse énorme des nations qui couvre actuellement la terre, où trouvez-vous ces deux conditions? Dans une fraction infiniment petite. On dira : Mais les lumières s'étendent et la richesse avec elles,

par suite le loisir. Cela est vrai; mais à quelle époque fixez-vous l'année où tous les hommes, où même le plus grand nombre des humains aura les lumières et le loisir nécessaires pour philosopher? Pour moi, je n'entrevois pas cette année merveilleuse, et dès lors, pour rester sur le terrain du possible, de ce qui est pratique, je dis que pour le passé, pour le présent et pour un avenir indéfini, il est vrai d'affirmer que la philosophie ne suffit pas au genre humain.

Cela est déjà considérable; mais nous n'en sommes pas encore au point délicat de la question. Envisageons maintenant cette petite portion du genre humain qui a des lumières et du loisir. La philosophie suffit-elle à cette élite? Je dis que non. Il y a des âmes, en grand nombre, tellement faites que la philosophie n'a pas de prise sur elles ou très-peu. Je parle des âmes tendres et des imaginations ardentes et rêveuses, en d'autres termes, des âmes mystiques et des âmes poétiques. Aux personnes d'imagination, il faut des symboles. Entendons-nous sur ce point délicat. Ne croyez pas qu'il s'agisse ici de symboles pris comme tels. En poésie, peut-être, on peut se plaire à de tels symboles; et encore est-ce au moment où la poésie se sépare de la religion; car d'abord tout cela est uni. Ainsi, moi qui lis Eschyle, je goûte les Furies qui poursuivent Oreste : ces Furies sont les symboles des remords. Ou encore, en lisant le Paradis perdu, j'admire Satan, comme symbole de l'orgueil humain, de l'esprit de révolte. Mais en religion, il ne s'agit pas d'amuser son imagination; tout est sérieux. Le vrai païen croyait aux Furies;

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