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parvenu jusqu'à nous. S'il en est un dont la perte soit particulièrement regrettable, c'est sans contredit l'ouvrage en huit livres intitulé Пuppóvetot λóyat 1 ou Пup¿wvíwv λéyc:2. Ænésidème y soumettait à un examen régulier toutes les questions philosophiques et tous les systèmes, s'efforçant d'imposer aux philosophes et à l'esprit humain lui-même, comme leur commune loi, la contradiction universelle. C'est dans cet ouvrage que le scepticisme absolu, qui n'avait paru jusqu'alors qu'un accident et presque une folie, s'éleva pour la première fois, de l'humble rang d'une tradition dédaignée à celui d'une doctrine philosophique organisée, d'un système vaste et complet.

S'il faut renoncer aux lumières qu'eût jetées sans doute sur les systèmes philosophiques de l'antiquité la conservation d'un tel monument, essayons du moins d'en rassembler les débris dispersés, afin d'y ressaisir la pensée fondamentale du sceptique ingénieux et profond qui le composa.

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Photius nous a conservé dans sa Bibliothèque un extrait assez étendu du Iluppwvíwv λéyet. Cet extrait fait connaître avec précision le caractère propre du scepticisme d'Enésidème, le plan de l'ouvrage, et ses divisions principales. Nous trouverons là, dans la suite de ce travail, une excellente base pour reconstruire la doctrine d'Enésidème. Mais l'extrait de Photius n'est

1 Photius, p. 169, Bkk.

2 Laert. IX, p. 268.

3 Phot. cod. 212. p. 169-171. Bekk.

p. 542-344. Hæsch.

qu'une sorte de cadre à peu près vide. Il faut le remplir.

Nous savons qu'Enésidème a attaché son nom à la discussion du problème de la causalité. Dirigeons de ce côté nos premières recherches.

Nous trouvons dans Sextus un passage très-étendu, où la question de la causalité est traitée avec une subtilité, une régularité et une profondeur singulières 1. Si nous parvenions à nous assurer que Sextus a emprunté à Enésidème le fond et même la forme de cette argumentation, nous croirions avoir restitué à l'habile sceptique la partie la plus originale de ses idées, et celle qui a le plus de droits à être conservée par l'histoire.

Sextus, dans son premier livre contre les physiciens, aborde le grand problème de l'existence des causes. Après quelques arguments où le sujet n'est qu'effleuré, il s'exprime ainsi : Ἀφελέστερον μὲν οὕτω τινὲς παρα μυθοῦνται τὰ τοῦ ἐγκειμένου λόγου λήμματα· ὁ δὲ Αἰνησίδη μας διαφορώτερον ἐπ ̓ αὐτῶν ἐχρῆτο ταῖς περὶ τῆς γενέσεως ἀπορίαις. Τὸ γὰρ σῶμα τοῦ σώματος οὐκ ἂν εἴη αἴτιον, ἐπείπερ ἢ ἀγένητόν ἐστι τὸ τοιοῦτον σῶμα... ἢ γενητόν. κτλ. Suit une argumentation où la notion de causalité décomposée dans tous ses éléments et considérée sous tous ses aspects est comme enlacée dans les noeuds de la dialectique la plus déliée. L'argumentation épuisée, le morceau se termine par ces paroles qui ont tout à la fois le caractère d'une conclusion et d'une transition: Toivov

1 Sext. Adv. Math. p. 345, B. Je cite ici et partout ailleurs l'édition de Genève et Paris, 1621, n'ayant pu avoir à ma dispo sition celle de Fabricius que j'ai seulement consultée.

οὐδὲ κατὰ διάδοσιν ποιεῖ τὸ αἴτιον· ὦ ἔπεται, τὸ μηδ ̓ ὅλως αἴτον αὐτὸ τυγχάνειν. Ἔνεστι δὲ καὶ ἀπὸ τῆς ἀφῆς κοινότερον τῷ τε ποιοῦντι καὶ τῷ πάσχοντι ἐπαπορεῖν. Ἵνα γάρ κτλ.

Il nous paraît certain que le morceau tout entier qui est compris entre ces deux passages appartient à Ænésidème. Car d'abord, dans le premier passage cité, Sextus indique positivement qu'après avoir emprunté les arguments qui précèdent à différents sceptiques qu'il ne juge pas à propos de nommer, il va maintenant suivre les traces d'Enésidème, et il est clair que s'il nomme Ænésidème, c'est à cause de la supériorité avec laquelle il a traité le sujet, διαφορώτερον ἐχρῆτο 2; de façon que cette longue argumentation qui se déroule immédiatement après, est opposée par sa profondeur et son étendue à tout ce qui précède, en même temps qu'attribuée expressément à Ænésidème. Ainsi, dans la pensée de Sextus, les premières objections n'étaient en quelque sorte qu'une escarmouche. C'est à Ænésidème qu'il veut laisser le soin et l'honneur d'engager sérieusement le combat.

Nous voilà donc conduits à une restitution importante presque sans effort. Et cependant un savant historien de la philosophie en conteste la légitimité3. Voici son objection principale: Si l'on attribue à Enésidème le morceau qui suit le passage où son nom est cité, il

1 Sext. Adv. Maih. p. 351, C.

2 Fab. ad Sext. 1. c. entend ainsi dtapopórepov: pluribus et in varias species adornatis argumentis. Qu'on l'entende de cette façon ou comme nous faisons, notre conclusion subsiste.

3 Ritter. Hist. de la phil. tom. IV. p. 228.

n'y a pas, suivant H. Ritter, de raison pour en limiter l'étendue, ce qui conduit de proche en proche à l'absurde conséquence de substituer Enésidème à Sextus dans toute la suite de l'ouvrage.

Mais cette objection ne peut nous arrêter. L'argumentation développée dans Sextus est comme une chaîne dont tous les anneaux sont étroitement liés. Si l'on reconnaît que la première partie en est empruntée à Enésidème, il faut lui faire honneur de tout le reste. On dit maintenant où vous arrêterez-vous? Nous répondons: avec l'argumentation elle-même.

La question se réduit à déterminer le point précis où finit l'argumentation, et il ne peut y avoir là-dessus que des dissidences d'opinion peu sérieuses.

Fabricius est d'avis que l'on doit attribuer à Ænésidème tout le morceau compris entre les lignes où se trouve son nom et les mots τὸ μὲν οὖν ποιοῦν αἴτιον οὕτω καὶ κατ ̓ ἰδίαν καὶ κοινῇ μετὰ τοῦ πάσχοντος ἀπορεῖται ἄπορος δὲ ἔστι κατ ̓ ἰδίαν καὶ ὁ περὶ τοῦ πάσχοντος λόγος 2.

La raison qui sans doute a déterminé Fabricius, c'est que la question de la causalité n'est complétement épuisée qu'à cet endroit. Mais il faut user ici d'une critique plus sévère. Dans un écrit de Sextus, on n'est fondé à mettre positivement sur le compte d'Enèsidème que ce qu'il est impossible d'attribuer à un autre que lui. Or, à la rigueur, l'argumentation d'Enésidème peut être considérée comme terminée aux mots déjà cités : toívuv oùðè

1 Fabr. ad Sextum, p. 597.

2 Sect. 266 de l'éd. Fabric. Adv. Math. VIII. 353, A. Ed. Gen. et Par.

κατὰ διάδοσιν κτλ., lesquels ont le double caractère d'une conclusion et d'une transition. Il est vrai que la question de la causalité n'est pas absolument abandonnée après ces paroles; mais elle est envisagée sous de nouveaux aspects, et la discussion qui suit perd sensiblement en force et en profondeur. On ne peut donc l'ajouter sans une certaine réserve au morceau qui, suivant nous, revient seul de droit à Enésidème.

Maintenant à quel ouvrage d'Ænésidème Sextus a-t-il emprunté cette citation? Il nous paraît à peu près certain que c'est au cinquième livre des Пluppóvetot λóyoi. Photius dit en effet dans son extrait1: Ilpo6áλλetai dè αὐτῷ καὶ ὁ πεμπτὸς λόγος τὰς κατὰ τῶν αἰτίων ἀπορητικὰς λά βας, μηδὲν μὲν μηδενὸς αἴτιον ἐνδιδοὺς εἶναι κτλ. Cette indication se rapporte à merveille à l'argumentation développée ou plutôt copiée par Sextus, et j'ajoute qu'elle confirmerait au besoin la légitimité de la restitution qui vient d'être opérée.

Photius ajoute : ἠπατῆσθαι δὲ τοὺς αἰτιολογοῦντας φάσ κων, καὶ τρόπους ἀριθμῶν, καθ ̓ οὓς οἴεται αὐτοὺς αἰτιολογεῖν, ὑπαχθέντας εἰς τὴν τοιαύτην περιενεχθῆναι πλάνην.

Ces póño dirigés contre les chercheurs de causes, αἰτιολογοῦντας, et qu'il ne faut pas confondre avec les δέκα τρόποι τῆς ἐποχῆς attribués aussi par quelques-uns à Ænésidème, ces póño dont parle Photius sont évidemment ceux dont Sextus nous a donné l'énumération dans une de ses compilations et qu'il copie évidem

1 Phot. loc. cit.

2 Pyrrh. Hyp. I. 17.

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