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parences qui nous font croire à l'existence des corps, ne peut vouloir nous tromper. Il n'y a donc en elles ni piége ni déception : ce qui paraît exister existe en effet, et Dieu nous est garant de la légitimité de notre persuasion naturelle. Sans doute on peut reprocher à Descartes cette imparfaite et d'ailleurs inutile démonstration de l'existence du monde; mais elle ne s'en retourne pas moins contre l'accusation de Pascal. Est-ce là se passer de Dieu?

Veut-on ranger Pascal au nombre de ceux qui ont fait un crime à Descartes d'avoir contribué à affaiblir notre admiration pour la sagesse divine, en bannissant de la philosophie la recherche des causes finales? Ici encore nous trouverons sa critique en défaut. Descartes, en effet, n'a pas banni la recherche des causes finales de la philosophie en général, mais seulement de la philosophie naturelle, parce qu'une telle recherche peut égarer l'observation. En cela il a suivi Galilée et devancé Huygens et Newton. Ce n'est pas en invoquant les causes finales que la physique a fait des progrès si étonnants, que Descartes a découvert les deux lois de la réfraction et que Newton a tiré de la mécanique cartésienne le vrai système du monde. Si la méthode de Descartes a inauguré la vraie philosophie naturelle, c'est justement pour avoir renvoyé à la métaphysique la recherche des causes finales. Il est donc d'une évidente injustice de prétendre que Descartes ait effacé dans les cœurs le sentiment de la Providence divine, surtout lorsqu'on le voit rappeler à chaque page des Principes celui qui est a cause première de tout mouvement et dont la sagesse

et la toute-puissance se manifestent dans l'ordre et dans les lois générales de l'univers.

Dans les trois dernières parties des Principes, Descartes conçoit Dieu comme moteur de l'univers agissant sur l'étendue infinie. Lorsque Pascal se plaint que, dans ce système du monde, Descartes ait accordé à Dieu le moins possible, c'est-à-dire cette chiquenaude qui met l'univers en mouvement, il oublie un mystère antérieur où l'action de Dieu n'a pas été moins nécessaire, le mystère de la création. Pense-t-il que Descartes n'ait pas reconnu Dieu comme créateur? Sans doute Descartes n'a pas sondé ce problème redoutable; mais dans ses écrits récemment publiés, je lis cette pensée qui suffirait toute seule à le justifier au besoin : « Tria mirabilia fecit Dominus: res ex nihilo, liberum arbitrium et hominem deum'. » Ce n'est qu'après avoir créé le monde que Dieu divise la matière en trois sortes de parties, et lui communique une quantité fixe de mouvement. C'est alors que Dieu devient inutile, en ce sens qu'il n'agit plus que comme conservateur et comme providence générale de l'univers. Pascal voudrait sans doute voir Dieu intervenir accidentellement dans le détail des choses, faire des miracles. Ah! je conviens que Descartes a contribué plus que personne à jeter dans le monde l'idée de la permanence des lois de la nature; et cela ne fait pas le compte du jansénisme.

Allons au fond de la pensée de Pascal. Il ne méprise

1 Cart. cogit. priv, 1619, p. 14. Édit. Foucher de Careil.

pas seulement la philosophie de Descartes, il méprise toute philosophie, il méprise même la science, même la géométrie. Oui, le géomètre du calcul des probabilités et de la cycloïde méprise la géométrie ! Toute science est inutile: Nous sommes dans ce monde pour souffrir, et il n'y a d'utile que la souffrance dans l'attente de la mort. Voilà où finalement il en veut venir. Je déplore cet égarement de la ferme raison de Pascal, troublée par les maximes de Jansénius et de SaintCyran que j'accuse de nous l'avoir ravi 2. Je déplore qu'il ait rendu inutile le génie prodigieux que Dieu lui avait donné, non pour l'étouffer, mais pour le produire au grand jour, pour faire avancer les sciences et ouvrir à l'esprit humain les voies nouvelles qu'il était appelé à

1 Voyez sa lettre à Fermat : « Pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l'esprit, mais, en même temps, je la reconnais pour si inutile... » Édit. 1819, Paris, tome IV, p. 392.

Jansénius, dans l'Augustinus, marque surtout la concupiscence parmi les effets de la chute, et il en distingue de trois sortes « Libido sentiendi, libido sciendi, libido excellendi :>> <«< Celui à qui Dieu aura fait la grâce de la vaincre (la concupiscence de la chair), sera attaqué par une autre d'autant plus trompeuse qu'elle paraît plus honnête. C'est cette curiosité toujours inquiète qui a été appelée de ce nom à cause du vain désir qu'elle a de savoir et qu'on a palliée du nom de science... De là sont venus le cirque et l'amphithéâtre... De là est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement; de là est venue cette exécrable curiosité de l'art magique. » Passage cité par M. SainteBeuve comme un de ceux qui ont dû frapper l'esprit de Pascal. Port-Royal, tome II, p. 476.

découvrir. Je prends contre lui la défense de la science, le parti de Descartes et de la philosophie, et je m'inscris en faux contre ses injustes griefs. Ou plutôt non, puisque sans les tourments de Pascal, nous n'aurions ni les Provinciales, ni les Pensées.

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Après l'examen du débat entre Pascal et la philosophie de Descartes, je cherche quelle a été l'attitude de Pascal vis-à-vis de la philosophie en général. Je me trouve ici en présence de deux thèses distinctes que j'appelle la thèse de l'insuffisance de la philosophie et la thèse de l'impuissance absolue de la philosophie. Entre ces deux assertions: la philosophie ne suffit pas à l'homme et la philosophie est inutile à l'homme, la différence est considérable; et entre les deux les théologiens du christianisme se divisent.

Tous les théologiens sont d'accord pour admettre quelque chose au delà et au-dessus de la philosophie. Mais l'accord cesse quand il faut apprécier en elle-même la philosophie. Les uns, ce sont les grands docteurs chrétiens, un saint Augustin, un saint Thomas, un Bossuet, croient que la philosophie a un domaine propre, qu'ils font plus ou moins étendu; les autres, esprits extrêmes,

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