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placé tour à tour à tous les points de vue d'où il est réellement impossible de l'apercevoir.

C'est ainsi qu'il a parfaitement établi, avant Hume, qu'à ne consulter que les sens, on ne peut saisir dans l'univers que des phénomènes avec leurs relations accidentelles, et jamais rien qui ressemble à une dépendance nécessaire, à un rapport de causalité.

Que si l'on néglige les idées grossières des sens pour s'élever à la plus haute abstraction métaphysique, Enésidème force le dogmatisme de confesser que l'action de deux substances de nature différente l'une sur l'autre, ou même celle de deux substances simplement distinctes, sont des choses dont nous n'avons aucune idée.

Et de tout cela, il conclut que la relation de causalité n'existe pas dans la nature des choses.

Mais d'un autre côté, obligé d'accorder que l'esprit humain la conçoit et ne peut pas ne pas la concevoir, il s'arrête à ce moyen terme, que la loi de la causalité est à la vérité une condition, un phénomène de l'intelligence, mais qu'elle n'existe qu'à ce seul titre; et de là, le scepticisme absolu en métaphysique. Telle est la substance des arguments d'Ænésidème.

Voici en quelques mots notre réfutation.

1o De ce que les sens ne peuvent apercevoir le rapport nécessaire de causalité, il ne résulte qu'une chose, c'est qu'il y a d'autres sources de connaissances que les sens, et que la philosophie qui soutient le contraire ne peut échapper au scepticisme absolu que par l'inconséquence.

2o Il est vrai que nous ne comprenons pas comment les substances agissent les unes sur les autres; mais on n'a pas le droit d'en inférer que cette action réciproque soit impossible; tout s'explique infiniment mieux en admettant que Dieu a placé ce secret avec tant d'autres au-dessus de la portée de notre raison.

:

3° Ænésidème a su choisir sans doute certains points de vue, d'où il est difficile ou impossible d'apercevoir la relation de causalité. Mais il en a oublié un, et c'est celui-là précisément où la réalité de cette relation éclate avec une pureté et tout à la fois une autorité incomparables, je parle du point de vue de la conscience. Il y a trois choses en effet qu'un homme qui s'observe avec exactitude, ne peut méconnaître la première, c'est que le moi est une force, une force toujours active, une force dont la vie même est ce rapport permanent de la cause avec ses effets que le scepticisme conteste; la seconde, c'est que la raison, après avoir recueilli dans un fait primitif de conscience la relation de causalité, l'élève spontanément au caractère d'une loi absolue de l'intelligence et des choses; la troisième enfin, c'est qu'à côté des phénomènes de l'activité volontaire, il en est d'autres qui sont essentiellement impersonnels et que le moi ne peut par conséquent s'imputer. Ces trois faits constatés par une psychologie attentive et régulièrement développés conduisent à trois dogmes fondamentaux, savoir la réalité et le caractère propre de l'existence personnelle, la nécessité et la valeur absolue de la loi de la causalité, enfin, l'existence des causes extérieures et de cette Cause souve

raine qui produit, maintient et coordonne toutes les autres.

Ainsi donc, il a suffi à Ænésidème de méconnaître ou de défigurer un seul phénomène de conscience pour être conduit par la rigueur et la sagacité même de son esprit à nier la possibilité de la métaphysique. Mais une analyse psychologique, exacte et sévère, dissipe comme une fumée toute cette dialectique laborieuse, et le fait le plus simple devient la base inébranlable de la science la plus haute.

CHAPITRE SIXIÈME

SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME SUR LES QUESTIONS MORALES.

Nous savons par le petit nombre de renseignements qui nous sont restés sur les opinions morales d'Enésidème, qu'elles étaient en parfaite conséquence avec l'esprit de toute sa doctrine. Mais les indications de Sextus, de Photius et de Diogène sont si générales, si courtes, et l'interprétation en est d'ailleurs si facile qu'il n'y aurait ici ni intérêt ni profit à insister longue

ment.

C'est dans les trois derniers livres du Iluppwvíuv λéyo qu'Ænésidème discutait avec étendue les problèmes moraux. Voici le résumé que donne Photius de cette partie de l'ouvrage :

« Le sixième livre traite des biens et des maux, des choses désirables et de celles qu'il faut fuir. Ænésidème s'y moque également de ce qu'on nomme les objets indifférents du premier ordre et du second, tà

προηγούμενα καὶ ἀποπροηγούμενα ', et il s'efforce autant qu'il est en lui de retrancher tous ces objets de l'intelligence et de la connaissance humaine.

<«< Dans le septième livre, c'est aux vertus qu'il fait la guerre. A l'entendre, ceux qui philosophent sur ce sujet, s'abusent eux-mêmes 2 quand ils se croient parvenus à la théorie et à la pratique des vertus, et n'ont dans l'esprit que les opinions chimériques qu'ils se sont forgées.

« Le huitième livre roule sur la destination. On y soutient qu'il n'y a ni bonheur, ni volupté, ni prudence, ni aucune des autres fins qu'on admet dans les diverses écoles de philosophie; en un mot, qu'il n'existe absolument pas de fin, quoique chacun se vante de la connaître. >>

De cette courte et sèche exposition, il résulte pourtant très-nettement qu'Enésidème, toujours en lutte contre les écoles dogmatiques, et particulièrement contre celles de Zénon et d'Épicure, les pressait de sa dialectique sur toutes les questions morales, et aboutissait finalement à cette conclusion, que le Bien, comme le Vrai, n'a rien d'absolu; et par suite, que la morale est une science aussi vaine que la logique et la métaphysique 3.

1 Distinction stoïcienne. V. Sext. Hyp. Pyrr. III, 22. Cf. Cic. Acad. qu. I, 4–13.

2 Je lis avec Bekk : ἑαυτοὺς ὑποβουκολεῖν ὡς εἰς τὴν τούτων, au lieu de αὐτοὺς ἀποβουκλεῖ, ὡς τούτων que donne Haschelius.

3 Cf. Sext. Adv. Math. p. 446, B. Notaverat hæc Ænesidemus in libris decem Πυῤῥωνίων τρόπων, in τρόπῳ qui apud Laertium (IX, 83) est quintus, apud nostrum (I, Pyrrh. Sect. 145) est de

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