Page images
PDF
EPUB

ÆNÉSIDÈME

Enésidème est peut-être le premier sceptique de l'antiquité. Esprit plus sérieux que Protagoras, que Gorgias, plus étendu que Pyrrhon, s'il a moins d'éclat dans le talent, s'il est moins ingénieusement subtil qu'un Arcésilas, un Carnéade, il les surpasse tous deux en force, en rigueur, en profondeur.

On se fera une idée juste du rôle que cet éminent sceptique a rempli dans la philosophie grecque, si l'on veut rapprocher deux faits qui n'ont pas été assez remarqués le premier, c'est que la Sophistique a moins été un scepticisme véritable que la tentative audacieuse de quelques hommes brillants et corrompus pour combattre et détruire à leur profit tous les systèmes philosophiques et toutes les croyances religieuses; le second, c'est que l'école qu'on appelle quelquefois l'Académie sceptique n'a pas réellement combattu le dogmatisme dans son essence, mais seulement une de ses formes, savoir, le dogmatisme stoïcien; et que tout

en niant la certitude, cette école timide dans sa hardiesse a expressément reconnu la probabilité. Il résulte de là que le scepticisme en Grèce n'a été sérieux et rigoureux tout ensemble que dans deux écoles, celle de Pyrrhon et celle d'Enésidème. Or, si Pyrrhon a conçu le premier dans toute sa sévérité la philosophie du doute, on ne peut refuser à Enésidème l'honneur de lui avoir donné pour la première fois une organisation puissante et régulière. Et c'est là ce qui assigne à ce hardi penseur une place à part et une importance considérable dans l'histoire de la philosophie ancienne.

Ænésidème a dirigé contre l'autorité de la raison humaine deux attaques hardies qui, souvent répétées depuis, ont fait jusque dans les temps modernes une singulière fortune. Soit qu'il s'efforce d'établir la nécessité et tout à la fois l'impossibilité d'un critérium absolu de la connaissance, soit qu'il entreprenne de ruiner d'un seul coup la métaphysique en ébranlant le principe de causalité qui en est le fondement, il semble qu'il lui est réservé d'ouvrir la carrière aux plus illustres sceptiques de tous les âges. Par sa première attaque, il a devancé Kant; par la seconde, Hume; par l'une et par l'autre, il a laissé peu faire à ses successeurs.

N'est-ce pas une chose regrettable qu'un sceptique de cette originalité et de cette profondeur soit en général si peu connu et si imparfaitement apprécié? En Allemagne, l'histoire générale de Brucker1, comme l'histoire spéciale de Stæudlin 2, sont sous ce rapport

1 Hist. crit. philos., t. 1, p. 1328.

2 Geschichte und Geist der Sceptic., I, p.

299 sqq.

d'une égale sécheresse; et si l'on consulte le dernier grand travail historique qui ait paru sur la philosophie ancienne, celui de Ritter, on reconnaîtra avec surprise combien cette partie du savant ouvrage, confuse, embarrassée, incomplète, est au-dessous de tout le reste '. En France, M. Cousin, dans sa rapide et éloquente revue des systèmes philosophiques2, a caractérisé Enésidème en quelques traits justes et fermes; et l'on doit aussi, sur ce sujet, à M. de Gérando3, qui a mis à profit la grande histoire de Tennemann', plus d'une vue excellente; mais ces indications, si précieuses qu'elles soient, ne peuvent cependant remplacer un travail spécial et complet.

Nous avons entrepris ce travail. Il nous a paru de quelque utilité de réunir pour la première fois les fragments çà et là dispersés des écrits d'Enésidème ; d'y joindre tous les témoignages anciens qui peuvent les éclaircir; de discuter le sens et au besoin l'authenticité de chaque passage; et d'aboutir ainsi, dans la mesure de nos forces, tant à restituer le caractère propre et l'ensemble de cette doctrine perdue, qu'à en reconnaître les origines, les suites et la valeur définitive.

Nous permettra-t-on d'ajouter qu'il y a dans l'état actuel de la philosophie une raison puissante qui a

1 Hist. de la phil. anc., trad. Tissot, iv, p. 223 sq.

2 Cours de 1829, I, p. 310 sq.

3 Hist. cont. des Syst., III, p. 238 sq.

* Tennemann a publié, dans l'Encyclopédie de Ersch, 2o part., un art. sur Enésidème que je n'ai pu me procurer.

confirmé à nos yeux l'utilité de ces recherches? C'est un fait qui doit attirer l'attention de tous les hommes sérieux, que la philosophie Critique dont les destinées semblaient épuisées avec le dix-huitième siècle, fait effort aujourd'hui pour s'accréditer et renaître. Combattue en ce qu'elle a d'essentiellement faux et de funeste aux progrès de la philosophie, on sait avec quelle force et quelle autorité, elle n'en a pas moins fait de nombreuses conquêtes parmi les plus excellents esprits. de notre temps. Or on ne peut se dissimuler que la doctrine de Kant, quelque admirables que soient les travaux de ce grand homme sur l'esprit humain, quelque sévérité, quelque élévation que son génie ait communiquées à sa morale, cette doctrine au fond couvre le scepticisme, et un scepticisme d'autant plus dangereux qu'il est plus profond et plus sage, d'autant plus menaçant pour la raison qu'il a l'air de lui laisser une assez belle part, d'autant plus difficile à déraciner de nos jours qu'il s'allie avec un des besoins du siècle, l'esprit d'observation et d'analyse appliqué à la nature de l'homme et à toutes choses. Nous avons pensé qu'il ne serait peut-être pas inutile d'éclairer par un côté les origines d'une philosophie si digne d'être envisagée sous tous les aspects, et de montrer que le scepticisme moderne, dont l'apparente originalité peut contribuer à séduire beaucoup d'esprits, ne diffère guère que par la forme de cet antique pyrrhonisme qui semblait désormais relégué dans l'histoire.

Certes, il est loin de notre pensée de vouloir établir ici un parallèle complet entre Enésidème et le père de

« PreviousContinue »