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CHAPITRE CINQUIÈME

SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME SUR LES PROBLÈMES
MÉTAPHYSIQUES.

La science que Zénon, Épicure et à leur exemple Ænésidème appelaient physique ou physiologie1, c'est à peu de chose près, la métaphysique des âges modernes, et pour me servir de la définition même de l'antiquité, c'est la science des principes 2. Dieu et la providence, l'âme et la matière dans leur essence et leurs lois nécessaires, tels sont les objets qui la constituent.

Nul doute que, sur ces hautes questions, Ænésidème n'ait poursuivi sa lutte contre les écoles dogmatiques. Nous savons par Photius que dans le deuxième et le troisième livres du Пuppovíov λéyot, il traitait, au point

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de vue sceptique, des principes actifs et passifs, de la génération et de la corruption, du mouvement et de ses lois. Le cinquième livre tout entier était dirigé contre la science des causes, αιτιολογία 1.

De tous ces travaux métaphysiques un seul fragment considérable nous est resté. Mais ce fragment est du plus grand prix, et j'ose dire qu'à défaut d'autre titre, il suffirait pour sauver de l'oubli le nom d'Enésidème. Je veux parler de l'argumentation célèbre contre le principe de causalité.

On remarquera qu'il ne s'agit pas seulement ici d'un point très-grave de métaphysique. C'est l'existence même de la métaphysique qui est mise en question. Porter atteinte en effet à la notion de causalité, c'est ébranler celle de substance, c'est tout compromettre. Un seul principe de la raison détruit, tous les autres succombent; c'en est fait de la raison et de la science.

Consultez l'histoire de la philosophie. Les sceptiques les plus hardis et les plus profonds de tous les temps ont attaqué le principe de causalité 2. Il ne faut pas croire qu'ils se soient donné le mot, ou que les uns aient copié les autres. Les temps, les lieux, leur génie même, tout les divise; la force des choses les réunit.

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2 M. Cousin a signalé le philosophe indien Kapila comme l'antécédent historique d'Enésidème. Cours de 1829, t. I, p. 198.

Sur les sceptiques Al-Gazali et J. Glanvil, voyez Tennem. Man. de l'hist. de la phil. t. I, p. 360; II, p. 119.

Nommer Hume, c'est rappeler le fameux Essai1 où il a nié la possibilité de la notion de cause ou de connexion nécessaire. On sait où cette négation conduisit le disciple hardi de Locke. « David Hume tomba complètement dans le scepticisme, dit le père de la philosophie Critique 2, dès qu'une fois il eut découvert qu'une illusion générale de notre faculté de penser était cependant regardée comme un principe. »>

Cette juste et profonde remarque de Kant, à qui peut-elle s'appliquer mieux qu'à lui-même ? Lui-même en effet, quoi qu'il en dise, explique comme Hume par une illusion le principe de causalité et tous les autres principes de la raison pure. J'avoue qu'il fait dériver cette illusion d'une source plus haute, mais elle en est d'autant plus irrémédiable.

Ce n'est pas un médiocre honneur pour Ænésidème d'avoir ouvert la voie à David Hume et à Kant, quoique cette voie ne soit pas celle du vrai. Il y a plus : le fond des arguments sceptiques de ces deux grands esprits, une analyse attentive le fait découvrir dans Ænésidème. Que ce soit là une excuse pour les subtilités quelquefois sophistiques qu'il a mêlées aux belles parties de son argumentation.

Mais commençons par la rapporter, telle que Sextus nous l'a conservée :

«Toute chose étant corporelle, cõpa, cwpatixóv, ou

1 Hume, Essays and Treatises, sect. VII. part. II.

2 Crit. de la rais. pur. Trad. fr. tom. I, p. 164. - Cf. Ibid.

incorporelle, ásóμatov, s'il est vrai qu'une chose en puisse causer une autre, il faut nécessairement, ou bien qu'une chose corporelle produise une autre chose corporelle, ou bien une chose incorporelle une autre chose incorporelle, ou bien une chose corporelle une chose incorporelle, ou enfin une chose incorporelle une chose corporelle. Il n'y a évidemment que ces quatre hypothèses. Or, toutes sont absurdes. Donc, il est impossible qu'une chose soit cause d'une autre chose. Donc il n'y pas de cause 1. >>

a

<< Le corporel ne peut être la cause du corporel, tò cõpa toυ cúpatos. En effet, ou bien le corporel n'est pas sujet à la génération, ayévntov, comme les atomes d'Épicure, ou bien il y est sujet, comme on a coutume de l'admettre; dans ce dernier cas, il est visible comme le fer et le feu; dans l'autre, il est invisible comme l'atome. Or, dans l'une et l'autre supposition, le corporel ne peut rien produire. Car de deux choses l'une : il produira quelque chose en demeurant en soi, ou en s'unissant à un second terme. Dans le premier cas, il ne produira rien qui soit plus que lui-même et qui excède sa propre nature. Dans le second cas, il est impossible qu'il produise un troisième objet qui n'existât pas auparavant 2. Car il est impossible qu'un

1 Enésidème fait d'ordinaire précéder ses argumentations d'une espèce de préambule où elles sont présentées en raccourci. N'ayant pas trouvé cette fois ce préambule dans Sextus, je l'ai ajouté pour plus de clarté.

2 Il y a ici une lacune et un contre-sens dans la traduction latine de Gentianus Hervetus.

devienne deux, tò év yéveσ0xɩ dúo ', et que deux choses en produisent une troisième. Supposez en effet qu'un devienne deux, chaque unité contenue dans deux deviendra deux à son tour, et l'on aura quatre. Et chaque unité contenue dans quatre devenant deux, l'on aura huit, et de même pour chaque unité contenue dans huit. Or il est absurde que d'une chose il en naisse une infinité d'autres, évóç ameipa yéveca. Il est donc aussi absurde que de l'unité sorte quelque multiplicité, τὶ πλεῖον.

<< Même absurdité à dire que, de certaines choses en nombre inférieur il puisse sortir des choses en nombre supérieur 2 par voie d'union, xatà σúvodov. Car si l'union d'une unité avec une autre unité 3 donnait un troisième terme, celui-ci s'unissant avec les deux autres donnerait un quatrième terme, lequel s'unissant aux trois autres, en donnerait un cinquième, et ainsi à l'infini. Ainsi donc, le corporel n'est pas cause du corporel.

<< Par les mêmes raisons, l'incorporel n'est pas cause de l'incorporel, ἀσώματον ἀσωμάτου. Car la multiplicité ne peut sortir de l'unité, ni d'une certaine multiplicité une plus grande. De plus, l'incorporel étant une nature intangible, ἀναφὴς φύσις καθεστώς 4, ne peut ni agir, ni pâtir.

1 Cf. Adv. Arith. p. 106 sqq.

2 Je lis avec Fabricius ἡσσόνων, au lieu d' ήσσόνον que donne l'éd. de Genève et Paris, 1621.

3 Je lis avec Fabricius τὸ ἐν τῷ ἐνί, au lieu de τὸ ἐν τῷ ἐνί. Lucrèce a dit : Tangere enim et tangi, nisi corpus, nulla potest res. Vid Lib. I, v. 306. Cf. Ibid. v. 445. — III. v. 160 sqq.

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