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Mès Viviens, qui un seul ne desdaigne,
Point le cheval. . . . .

(P. 199.)

L'hémistiche, Qui un seul ne desdaigne, ne signifie rien, ou plutôt a un sens contraire à celui que le contexte réclame. L'auteur a voulu dire et a certainement dit : Vivien, qui n'en redoute pas un seul... On retrouvera l'idée en lisant :

Mès Viviens, qui d'un seul ne se daigne...

Il y a dans les trouvères un lien commun, à savoir jusqu'à la mer betée, locution dont ils se servent pour exprimer un immense éloignement. Diez en a donné une bonne explication : dans la légende de saint Brandaine, il est dit que la mer fut bietée; et comme l'original latin porte mare coagulatum, il ne reste pas de doute sur le sens de cette expression: la mer betée, c'est la mer glacée. On expliquera de la même façon les deux vers suivants, qui sont dans la Bataille d'Aleschans:

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M. Génin, de regrettable mémoire, qui a eu, sur notre vieille langue, tant d'heureux aperçus, mêlés, il est vrai, de quelques erreurs, a donné une étymologie du mot hanneton. Suivant lui, la prononciation populaire, qui ôte l'h aspirée, est la bonne. « Annetons, dit-il, est le diminutif d'ane, «formé du latin anas, pour quelques rapports de figure qu'on a cru « saisir entre l'insecte et l'oiseau :

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Anes, mallars, et jars, et oues.

(Rom. du Renard.)

Duguez, qui fut le maître de français de Henri VIII, écrit dans sa gram<< maire : THE DUCKLYNS, les annetons, sans h. DUCK est un canard en « anglais. A la vérité, Palsgrave, contemporain de Duguez, range le mot «hanneton parmi ceux qui ont l'h aspirée. Mais Duguez était français, <«<et Palsgrave était anglais. Duguez enseignait le français usuel, et Pals<< grave enseignait le français littéraire... L'h aspirée n'est qu'un caprice de gens à qui il plaisait de mettre un mot en relief. Vous avez <«<encore en France des localités où l'on prononce hénorme, himmense.

"Si la mode s'y met, on dira quelque jour des hépinards, aussi légitime-
«ment que
l'on dit des hannetons. Et l'Académie l'adoptera; et ceux qui
<< s'obstineront à dire des épinards seront de vieux ridicules. Voilà ce que
«< c'est que l'usage.» (Récréations philologiques, t. I, p. 136.) Duguez a
raison d'écrire sans hles annetons, que nous disons maintenant cannetons,
et dont le nom vient, en effet, de anas. Mais Palsgrave n'a pas tort de
mettre un h à hanneton. En effet, je le trouve écrit de la sorte dans un
de nos poèmes sur Guillaume d'Orange :

Corsolz lui dist deus moz par contençon :
Ahi Guillaume, comme as cuer de felon !
Ne valent mès ti cop un haneton. »

(Li coronemens Looys, v. 1050.)

L'h est donc primitive dans ce mot; et il n'y a aucun rapprochement à faire entre anneton et hanneton. Cela donne du poids à la conjecture de M Diez qui suppose, dans hanneton, un diminutif du mot allemand hahn (un coq), weiden-hahn étant encore un nom provincial du hanneton. J'ai rencontré, dans ces mêmes poëmes, un mot dont l'étymologie offre de très-grandes difficultés: c'est complot. Il n'a pas tout à fait le même sens qu'aujourd'hui, et il est pris pour une foule, une presse :

Quant Sarrazin voient mourir Margot,

Plus de vint mille viennent plus que le trot;
Chascuns portoit ou lance ou javelot;
Entor Guillaume veissiez grant complot.

(Bat. d'Aleschans, v. 6053.)

Il n'est pas isolé en la langue de ce temps; car dans Benoit, Chronique des ducs de Normandie, II, v. 10,499, je lis :

Cil prent l'espée qui resplent,

Qui plus vaut de cent mars d'argent;

Ariere turne al bruiseïz

E au très fier comploteiz.

Ce mot paraît évidemment composé; et, en effet, l'anglais nous offre le simple plot, qui signifie morceau de terre, projet, complot. Ce simple, à ma connaissance du moins (et pour de pareilles assertions, on est obligé de s'en fier à sa mémoire et à des glossaires jusqu'à présent très-incomplets), n'existe pas dans les textes d'ancien français que nous avons; mais il n'est pourtant pas étranger à notre langue, car plot se lit dans le Glossaire du centre de la France, de M. le comte Jaubert,

avec le sens de chanvre teillé, de billot de bois et de chantier sur lequel on pose les fûts dans les caves. Il se trouve aussi avec le sens de billot dans le Nouveau glossaire genevois de Humbert. Autant que mes recherches s'étendent, plot n'est qu'en français et en anglais; je n'en ai rencontré de trace ni en italien, ni en espagnol. On y distingue trois significations: 1° pièce de terre; 2° billot de bois; 3° chanvre teillé, à laquelle se rattache peut-être celle d'assemblage comme dans com-plot, puis, par dérivation, celle de plan, d'intrigue. De la première on pourrait rapprocher plodius, mesure de terre, dont du Cange cite un exemple en un texte italien, de l'an 1319, de la seconde, ploda, pièce de bois, cité aussi par du Cange. Remarquez, dans tous les cas, qu'on ne sait non plus d'où proviennent ces mots bas latins. Quant à la troisième, j'avais songé à plocium, étoupe, qui se trouve dans Isidore. Mais plocium ne donnerait pas facilement plot; et, pour compter sur une pareille dérivation, il faudrait quelques intermédiaires. Je n'insiste donc pas davantage sur cette hypothèse; et, jusqu'à plus ample informé, plot reste une énigme étymologique.

Le roi Corsolt, celui qui coupa le bout du nez à Guillaume, est un géant effroyable. Entre les deux yeux, l'intervalle est large d'un demipied, et il a une grant toise des épaules au brayer. L'apostole de Rome est allé en mission près des païens pour demander qu'ils se contentent de tout l'or de la ville et qu'ils se rembarquent sans plus ravager la terre. Il est amené près de Corsolt. Celui-ci :

Vers l'apostoille commence à reoillier;
A voiz escrie: «Petiz homs, tu que quiers?
Est-ce tes ordres que haus es reoigniez?

(P. 14, v. 504.)

Ce géant énorme se baisse vers le petit homme, et lui demande si c'est en vertu de l'ordre auquel il appartient qu'il est tonsuré au haut de la tête. Mais que signifie reoillier? Revillier n'est pas un mot qui ait tout à fait disparu du langage de la France; il se dit encore dans le Berry, et M. le comte Jaubert l'a consigné dans son Glossaire : « Rœiller, regar« der avec curiosité. » Railler, comme l'antique reoillier, est sans doute formé de la particule re et de oil ou œil.

A toute époque, les écrivains ont puisé dans la langue latine comme dans un fonds commun. Ce fut une nécessité. La première formation, celle qui fit véritablement le français, ne porta nécessairement que sur les mots d'un usage habituel; à ceux-là elle mit son empreinte, et les marqua comme mots de la langue d'oil. Cela constituait un voca

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bulaire assez borné; aussi quand le langage vulgaire se substitua peu peu au latin dans la poésie, dans la chronique, dans l'histoire, des lacunes furent senties; et, le latin étant à portée, on lui emprunta; mais ces mots, introduits de seconde main, restent reconnaissables; ils sont latins et non français. Il n'y avait pas, dans le vieux français, de terme qui répondît au latin meretrix. Vivre en soignentage se disait d'une femme qui vivait avec un homme sans être mariée. Dans Raoul de Cambrai il y a un passage où sont rassemblés une foule de mots usuels en pareil cas. Raoul dit à Marcent, maîtresse du comte Ybert et mère du bâtard Bernier, en l'injuriant:

Je ne fai rien de putain chamberiere
Qui ait esté corsaus ne maailliere,
A toutes gens communax garsoniere.

Au comte Ybert vos vi je soldoiere. . . .

Et la dame répond:

...Or oi parole fiere,

Laidengier moi par estrange maniere.
Je ne fus onques corsaus ne maailliere.

S'uns gentils homs fist de moi sa maistriere,

Un fil en ai, dont encor sui plus fiere.

Dans cette pénurie d'un mot qui lui convînt, l'auteur de la Bataille d'Aleschans n'a pas craint de recourir au latin meretrix :

Et ma seror, la pute meretris,

Par cui je sui si vilment recuillis.

(V. 2890.)

Si ce mot avait passé par la bouche populaire, il se serait sans doute transformé en mereïs, comme imperatrix en empereïs; mais à l'époque où le trouvère composait, mereïs n'aurait pas été compris; et force lui-fut, comme force nous est, toutes les fois que nous introduisons un vocable latin dans la langue, de lui laisser sa structure latine, qui seule le rend intelligible, sinon à la foule, du moins aux lettrés.

On sait que quelques-uns des mots qui ont passé du latin dans le français primitif ont changé d'acception. Ainsi exilium a donné essil avec la signification, non de bannissement, mais de ruine, de destruction; calumniari a donné chalenger avec la signification, non de calomnier, mais de défier, provoquer; et ainsi de plusieurs autres bien connus. A cette classe j'ajouterai imperium, empire, qui a pris le sens d'armée, de force militaire :

En petit d'ore en i ot lant d'armez,
Nel porroit dire nus clers tant soit letrez.
Bien vos puis dire, et si est veritez,
Si grant empire ne vit homs qui soit nez,
Com en cel champ ot le jor assemblez.

(Bat. d'Aleschans, v. 5250.)

Et pour qu'on ne croie pas que cet emploi soit quelque chose de spécial à l'auteur et d'arbitraire, je citerai des vers de la Chanson d'Antioche, où le mot d'empire est le même :

Des armes aus païens ert li vaus reluisans;
Et Solimans de Nique o ses Turs malfaisans
S'en issi après eux; li empires fu grans;
Cent milliers et cinquante i ot des mescreans.
(I, v. 310.)

En lisant des vers comme ceux-ci :

Dient François : « Or as que bris parlé,

Quant tu ce crois que Mahomet soit Dé; »

on éprouvera certainement, à moins d'une grande habitude, quelque difficulté à comprendre or as que bris parlé. C'est qu'en effet le mot qui peut embarrasser a deux formes très-différentes, suivant qu'il est sujet ou régime : bris dans le premier cas, bricon dans le second. Les mots de ce genre dérivent d'un substantif latin en o, onis; latro, leres, latronem, larron; brico, bris, briconem, bricon. Brico ne figure pas dans le Glossaire de du Cange; on ne le trouve donc en aucun des textes qui nous sont parvenus; pourtant il appartient très-certainement au bas latin, c'est-à-dire à ce latin de transition d'où le français est né. Il a bien fallu qu'à un certain moment il ait existé dans la latinité le mot brico, décliné comme un substantif latin, avec l'accent sur bri au nominatif, et l'accent sur co à l'accusatif, pour qu'il en soit né, en français, bris au sujet et bricon au régime. Le provençal a aussi bris et bricon employés comme fait le vieux français. La conservation d'un cas sujet et d'un cas régime est ce qui distingue le plus la langue d'oc et celle d'oil des autres langues romanes.

Reculer les origines de la poésie narrative en français jusqu'au x1° siècle est un résultat légitime obtenu par la critique, puisqu'on fait voir, pour la geste de Guillaume d'Orange, qu'elle était en pleine popularité dès les premières années du xır. C'est encore dans les premières années de ce siècle que des jongleurs chantaient la geste de Guillaume

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