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ces? Quelle est la pudeur qui engage celles-ci à couvrir leurs jambes et presque leurs pieds, et qui leur permet d'avoir les bras nus au-dessus du coude? Qui avoit mis autrefois dans l'esprit des hommes qu'on étoit à la guerre ou pour se défendre ou pour attaquer, et qui leur avoit insinué l'usage des armes offensives et des défensives? Qui les oblige aujourd'hui de renoncer à celles-ci, et, pendant qu'ils se bottent pour aller au bal, de soutenir sans armes et en pourpoint des travailleurs exposés à tout le feu d'une contrescarpe? Nos pères, qui ne jugeoient pas une telle conduite utile au prince et à la patrie, étoient-ils sages ou insensés? Et nousmêmes, quels héros célébrons-nous dans notre histoire? Un Guesclin, un Clisson, un Foix, un Boucicaut, qui tous ont porté l'armet et endossé une

cuirasse.

Qui pourroit rendre raison de la fortune de certains mots, et de la proscription de quelques autres? Ains a péri: la voyelle qui le commence, et si propre pour l'élision, n'a pu le sauver; il a cédé à un autre monosyllabe', et qui n'est au plus que son anagramme. Certes est beau dans sa vieillesse, et a encore de la force sur son déclin: la poésie le réclame, et notre langue doit beaucoup aux écrivains qui le disent en prose, et qui se commettent pour

1 Mais. (La Bruyère.)

lui dans leurs ouvrages. Maint est un mot qu'on ne devoit jamais abandonner, et par la facilité qu'il y avoit à le couler dans le style, et par son origine, qui est françoise. Moult, quoique latin, étoit dans son temps d'un même mérite; et je ne vois pas par où beaucoup l'emporte sur lui. Quelle persécution le car n'a-t-il pas essuyée! et s'il n'eût trouvé de la protection parmi les gens polis, n'étoit-il pas banni honteusement d'une langue à qui il a rendu de si longs services, sans qu'on sût quel mot lui substituer? Cil a été dans ses beaux jours le plus joli mot de la langue françoise; et il est douloureux pour les poëtes qu'il ait vieilli. Douloureux ne vient pas plus naturellement de douleur, que de chaleur vient chaleureux ou chaloureux; celui-ci se passe, bien que ce fût une richesse pour la langue, et qu'il dise fort juste où chaud ne s'emploie qu'improprement. Valeur devoit aussi nous conserver valeureux; haine, haineux; peine, peineux; fruit, fructueux; pitié, piteux; joie, jovial; foi, féal; cour, courtois; gîte, gisant; haleine, halené ; vanterie, vantard; mensonge, mensonger; coutume, coutumier1: comme part maintient partial; point, pointu et pointilieux; ton, tonnant; son, sonore; frein, effréné; front, effronté; ris, ridicule; loi, loyal; cœur, cordial; bien, bénin; mal, malicieux. Heur se plaçoit

1 La plupart de ces mots que La Bruyère regrette, sont rentrés dans la langue.

où bonheur ne sauroit entrer; il a fait heureux, qui est si françois, et il a cessé de l'être: si quelques poëtes s'en sont servis, c'est moins par choix que par la contrainte de la mesure. Issue prospère, et vient d'issir, qui est aboli. Fin subsiste sans conséquence pour finer, qui vient de lui, pendant que cesse et cesser régnent également. Verd ne fait plus verdoyer; ni fête, fêtoyer; ni larme, larmoyer; ni deuil, se douloir, se condouloir; ni joie, s'éjouir, bien qu'il fasse toujours se réjouir, se conjouir; ainsi qu'orgueil, s'enorgueillir. On a dit gent, le corps gent: ce mot si facile non seulement est tombé, l'on voit même qu'il a entraîné gentil dans sa chute. On dit diffamé, qui dérive de fame, qui ne s'entend plus. On dit curieux, dérivé de cure, qui est hors d'usage. Il y avoit à gagner de dire si que pour de sorte que, ou de manière que; de moi, au lieu de pour moi ou de quant à moi; de dire, je sais que c'est qu'un mal, plutôt que je sais ce que c'est qu'un mal, soit par l'analogie latine, soit par l'avantage qu'il y a souvent à avoir un mot de moins à placer dans l'oraison. L'usage a préféré par conséquent à par conséquence, et en conséquence à en conséquent ; façons de faire à manières de faire, et manière d'agir à façons d'agir... dans les verbes, travailler à ouvrer, être accoutumé à souloir, convenir à duire, faire du bruit à bruire, injurier à vilainer, piquer à poindre, faire ressouvenir à ramentevoir... et dans les noms,

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pensées à pensers, un si beau mot, et dont le vers se trouvoit si bien; grandes actions à prouesses, louanges à loz, méchanceté à mauvaistié, porte à huis, navire à nef, armée à ost, monastère à monstier, prairies à prées... tous mots qui pouvoient durer ensemble d'une égale beauté, et rendre une langue plus abondante. L'usage a, par l'addition, la suppression, le changement ou le dérangement de quelques lettres, fait frelater de fralater, prouver de preuver, profit de proufit, froment de fourment, profil de pourfil, provision de pourveoir, promener de pourmener, et promenade de pourmenade. Le même usage fait, selon l'occasion, d'habile, d'utile, de facile, de docile, de mobile, et de fertile, sans y rien changer, des genres différents: au contraire de vil, vile, subtil, subtile, selon leur terminaison, masculins ou féminins. Il a altéré les terminaisons anciennes de scel il a fait sceau; de mantel, manteau; de capel, chapeau; de coutel, couteau; de hamel, hameau; de damoisel, damoiseau; de jouvencel, jouvenceau; et cela sans que l'on voie guère ce que la langue françoise gagne à ces différences et à ces changements. Est-ce donc faire pour le progrès d'une langue que de déférer à l'usage? Seroit-il mieux de secouer le joug de son empire si despotique? Faudroit-il, dans une langue vivante, écouter la seule raison qui prévient les équivoques, suit la racine des mots, et le rapport qu'ils ont avec les

langues originaires dont ils sont sortis, si la raison d'ailleurs veut qu'on suive l'usage?

Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, ou si nous l'emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et l'expression, par la clarté et la brièveté du discours, c'est une question souvent agitée, toujours indécise: on ne la terminera point en comparant, comme l'on fait quelquefois, un froid écrivain de l'autre siècle aux plus célébres de celui-ci, ou les vers de Laurent, payé pour ne plus écrire, à ceux de Marot et de Desportes. Il faudroit, pour prononcer juste sur cette matière, opposer siècle à siècle, et excellent ouvrage à excellent ouvrage; par exemple, les meilleurs rondeaux de Benserade ou de Voiture à ces deux-ci qu'une tradition nous a conservés sans nous en marquer le temps ni l'auteur:

Bien à propos s'en vint Ogier en France
Pour le pays de mescréans monder:
Ja n'est besoin de conter sa vaillance,
Puisque ennemis n'osoient le regarder.

Or quand il eut tout mis en assurance,
De voyager il voulut s'enharder;
En Paradis trouva l'eau de Jouvance,
Dont il se sceut de vieillesse engarder

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Puis par cette eau son corps tout décrépite

Transmué fut par manière subite

En jeune gars, frais, gracieux, et droit.

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