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CHAPITRE XX.

D'UN HOMME INCOMMODE.

Ce qu'on appelle un fâcheux est celui qui, sans faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse pas de l'embarrasser beaucoup (1); qui, entrant dans la chambre de son ami qui commence à s'endormir, le réveille pour l'entretenir de vains discours (2); qui, se trouvant sur le bord de la mer, sur le sur le point qu'un homme est près de partir et de monter dans son vaisseau, l'arrête sans nul besoin, et l'engage insensiblement à se promener avec lui sur le rivage (3); qui, arrachant un petit enfant du sein de sa nourrice pendant qu'il tette, lui fait avaler quelque chose qu'il a mâché (4), bat des mains devant lui, le caresse, et lui parle d'une voix contrefaite; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu'ayant pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu'une bile noire et recuite étoit mêlée dans ses déjections (5); qui, devant toute une assemblée, s'avise de demander à sa mère quel jour elle a accouché de lui (6); qui, ne sachant que dire (7), apprend que l'eau de sa citerne est fraî

che, qu'il croît dans son jardin de bons légumes, ou que sa maison est ouverte à tout le monde comme une hôtellerie; qui s'empresse de faire connoître à ses hôtes un parasite (8) qu'il a chez lui; qui l'invite, à table, à se mettre en bonne humeur et à réjouir la compagnie.

NOTES.

(1) Littéralement : « La malice innocente est une conduite qui « incommode sans nuire. »

(2) Le grec dit : « Ce mauvais plaisant est capable de réveiller « un homme qui vient de s'endormir, en entrant chez lui pour

« causer. »

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(3) Ou, d'après M. Coray : « Prêt à s'embarquer pour quelque voyage, il se promène sur le rivage, et empêche qu'on ne mette « à la voile, en priant ceux qui doivent partir avec lui d'attendre « qu'il ait fini sa promenade. »

(4) Casaubon prouvé que c'étoit là la manière ordinaire de donner à manger aux enfants; mais par cette raison même, et d'après le sens littéral du grec, je crois qu'il faut traduire : « Il mâche quelque chose comme pour le lui donner, et l'avale << lui-même. » Le manuscrit du Vatican ajoute, « et l'appelle plus « malin que son grand-père. »

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(5) Théophraste lui fait dire « que la bile qu'il a rendue étoit

plus noire que la sauce qui est sur la table. » Ce trait et le suivant me paroissent appartenir au Caractère précédent, à la place de ceux que je crois avoir été distraits de celui-ci. (Voyez la note 9 du chapitre précédent.)

(6) Le manuscrit du Vatican ajoute ici une phrase très obscure, et vraisemblablement altérée par les copistes. Il me paroît que Théophraste fait dire à ce mauvais plaisant, au sujet des douleurs de sa mère : « Un moment bien doux a dû précéder celuilà; et sans ces deux choses il est impossible de produire un << homme. >>

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(7) Cette transition est de La Bruyère : les traits qui suivent me paroissent appartenir au Caractère suivant ou au chap. xxii. D'après les additions du manuscrit du Vatican, il faut les traduire : « Il se vante d'avoir chez lui d'excellente eau de citerne, « et de posséder un jardin qui lui donne les légumes les plus « tendres en grande abondance. Il dit aussi qu'il a un cuisinier « d'un rare talent, et que sa maison est comme une hôtellerie,

"

parcequ'elle est toujours pleine d'étrangers, et que ses amis «< ressemblent au tonneau percé de la fable, puisqu'il ne peut « les satisfaire en les comblant de bienfaits. » Les traits suivants sont encore d'un genre différent, et conviendroient mieux au chapitre xin ou au chapitre x1 : Quand il donne un repas, il

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« fait connoître son parasite à ses convives; et les provoquant à

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boire, il dit que celle qui doit amuser la compagnie est toute prête, et dès que, qu'on voudra, il la fera chercher chez l'en« trepreneur, pour faire de la musique et pour égayer tout le «< monde. » (Voyez chap. ix, note 4, et chap. xi, note 5.) Ces nombreuses transpositions favorisent l'opinion de ceux qui croient que l'ouvrage de Théophraste, d'où ces Caractères sont extraits, avoit une forme toute différente de celle de ces fragments.

(8) Mot grec qui signifie celui qui ne mange que chez autrui. (La Bruyère.)

CHAPITRE XXI.

DE LA SOTTE VANITÉ (1).

LA A sotte vanité semble être une passion inquiéte de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s'il se trouve à un repas, affecte toujours de s'asseoir proche de celui qui l'a convié: il consacre à Apollon la chevelure d'un fils qui lui vient de naître ; et dès qu'il est parvenu à l'âge de puberté, il le conduit luimême à Delphes, lui coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d'un vœu solennel qu'il a accompli (2). Il aime à se faire suivre par un More (3). S'il fait un paiement, il affecte que ce soit dans une monnoie toute neuve, et qui ne vienne que d'être frappée (4). Après qu'il a immolé un boeuf devant quelque autel, il se fait réserver la peau du front de cet animal, il l'orne de rubans et de fleurs, et l'attache à l'endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui passent (5), afin que personne du peuple n'ignore qu'il a sacrifié un bœuf. Une autre fois, au retour d'une cavalcade (6) qu'il aura faite avec d'autres

citoyens, il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu'une riche robe dont il est habillé, et qu'il traîne le reste du jour dans la place publique. S'il lui meurt un petit chien, il l'enterre, lui dresse une épitaphe avec ces mots : Il étoit de race de Malte (7). Il consacre un anneau à Esculape, qu'il use à force d'y pendre des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les jours (8). Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa magistrature (9); et sortant de charge, il rend compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu'il a faits, comme du nombre et de la qualité des victimes qu'il a immolées. Alors, revêtu d'une robe blanche, et couronné de fleurs, il paroît dans l'assemblée du peuple: «Nous pouvons, dit-il, « vous assurer, ô Athéniens! que pendant le temps « de notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybéle, et que nous lui avons rendu des honneurs tels que les mérite de nous la mère des dieux: espérez donc toutes choses heureuses de cette déesse.» Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont tout lui a réussi au-delà même de ses souhaits.

NOTES.

(1) Le mot employé par Théophraste signifie littéralement l'ambition des petites choses.

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