Page images
PDF
EPUB

m

CHAPITRE XVII.

DE L'ESPRIT CHAGRIN.

L'ESPRIT chagrin fait

que l'on n'est jamais content de personne, et que et que l'on fait aux autres mille plaintes sans fondement (1). Si quelqu'un fait un festin, et qu'il se souvienne d'envoyer un plat (2) à un homme de cette humeur, il ne reçoit de lui pour tout remercîment que le reproche d'avoir été oublié: «Je n'étois pas digne, dit cet esprit

querelleur, de boire de son vin, ni de manger à << sa table. » Tout lui est suspect, jusques aux caresses que lui fait sa maîtresse : Je doute fort, lui dit-il, que vous soyez sincère, et que toutes ces démonstrations d'amitié partent du cœur (3). Après une grande sécheresse venant à pleuvoir (4), comme il ne peut se plaindre de la pluie, il s'en prend au ciel de ce qu'elle n'a pas commencé plus tôt. Si le hasard lui fait voir une bourse dans son chemin, il s'incline. Il y a des gens, ajoute-t-il, qui ont du bonheur; pour moi, je n'ai jamais eu celui de trouver un trésor. Une autre fois, ayant envie d'un esclave, il prie instamment celui à qui il appartient d'y mettre le prix; et dès que celui-ci, vaincu par

ses importunités, le lui a vendu (5), il se repent de l'avoir acheté. «< Ne suis je-pas trompé? demande<< t-il; et exigeroit-on si peu d'une chose qui seroit « sans défaut? » A ceux qui lui font les compliments ordinaires sur la naissance d'un fils et sur l'augmentation de sa famille, Ajoutez, leur dit-il, pour ne rien oublier sur ce que mon bien est diminué de la moitié (6). Un homme chagrin, après avoir eu de ses juges ce qu'il demandoit, et l'avoir emporté tout d'une voix sur son adversaire, se plaint encore de celui qui a écrit ou parlé pour lui, de ce qu'il n'a pas touché les meilleurs moyens de sa cause; ou lorsque ses amis ont fait ensemble une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant (7), si quelqu'un l'en félicite, et le convie à mieux espérer de la fortune: Comment, lui répond-il, puis-je être sensible à la moindre joie, quand je pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l'ont prêté, et n'être pas encore quitte envers eux de la reconnoissance de leur bienfait?

NOTES.

(1) Si l'on vouloit traduire littéralement le texte corrigé par Casaubon, cette définition seroit, « L'esprit chagrin est un blâme injuste de ce que l'on reçoit; » et d'après le manuscrit du Vatican corrigé par Schneider, « Une disposition à blâmer ce qui « vous est donné avec bonté. »

[ocr errors]

(2) C'a été la coutume des Juifs et d'autres peuples orientaux, des Grecs et des Romains. ( La Bruyère.) Il falloit ajouter, « Dans « les repas donnés après des sacrifices. » (Voyez chapitre XII, note 5.) Au lieu d'un plat, il y a dans le texte « Une portion de << la victime. »

(3) Littéralement : « Comblé de caresses par sa maîtresse, il « lui dit : Je serois fort étonné si tu me chérissois aussi de cœur. »

(4) Il auroit fallu dire: « Si après une grande sécheresse il « vient à pleuvoir. » Le lecteur attentif aura déja remarqué dans cette traduction beaucoup de négligences de style qu'on ne pardonneroit pas de nos jours.

(5) Au lieu de ces mots, et dès que celui-ci, etc., le texte dit, « Et s'il a eu un bon marché. » M. Barthélemy, qui a inséré quelques traits de ce Caractère dans son chapitre xxvIII, rend celui-ci de la manière suivante: « Un de mes amis, après les

[ocr errors]
[ocr errors]

plus tendres sollicitations, consent à me céder le meilleur de

« ses esclaves. Je m'en rapporte à son estimation : savez-vous ce

qu'il fait? il me le donne à un prix fort au-dessous de la

« mienne. Sans doute cet esclave a quelque vice caché. Je ne sais

"

quel poison secret se mêle toujours à mon bonheur.

[ocr errors]

(6) Le grec porte : « Si tu ajoutes que mon bien est diminué

« de moitié, tu auras dit la vérité. »

(7) Voyez chapitre 1, note 3.

[ocr errors][merged small][merged small]

L'ESPRIT de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s'il envoie au marché l'un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre, qui doit lui rapporter fidélement combien elles ont coûté. Si quelquefois

il

porte de l'argent sur soi dans un voyage, il le calcule à chaque stade (1) qu'il fait pour voir s'il a son compte. Une autre fois, étant couché avec sa femme, il lui demande si elle a remarqué que son coffre-fort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée (2), et si on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule; et bien qu'elle assure que tout est en bon état, l'inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus, avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison; et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il s'endort après cette recherche. Il mene avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages (3), afin qu'il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa

dette. Ce n'est pas chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier qu'il envoie teindre sa robe, mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution (4). Si quelqu'un se hasarde de lui emprunter quelques vases (5), il les lui refuse souvent; ou s'il les accorde, (il ne les laisse pas enlever qu'ils ne soient pesés: il fait suivre celui qui les emporte, et envoie dès le lendemain prier qu'on les lui envoie) (6). A-t-il un esclave qu'il affectionne et qui l'accompagne dans la ville (7), il le fait marcher devant lui, de peur que, s'il le perdoit de vue, il ne lui échappât et ne prît la fuite. A un homme qui, emportant de chez lui quelque chose que ce soit, lui diroit: Estimez cela, et mettez-le sur mon compte, il répondroit qu'il faut le laisser où on l'a pris, et qu'il a d'autres affaires que celle de courir après son argent (8).

NOTES.

(1) Six cents pas. (La Bruyère.) Le stade olympique avoit, selon M. Barthélemy, quatre-vingt-quatorze toises et demie. Le manuscrit du Vatican porte « Et s'assied à chaque stade le

:

pour

[blocks in formation]

(2) Les anciens employoient souvent la cire et le cachet en place des serrures et des clefs. Ils cachetoient même quelquefois les portes, et sur-tout celles du gynécée. (Voyez entre autres les Thesmoph. d'Aristoph. v. 422.)

« PreviousContinue »