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CHAPITRE IX.

DE L'EFFRONTERIE CAUSÉE PAR L'AVARICE(1).

POUR faire connoître ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil intérêt. Un homme que l'avarice rend effronté ose emprunter une somme d'argent à celui à qui il en doit déja, et qu'il lui retient avec injustice (2). Le jour même qu'il aura sacrifié aux dieux, au lieu de manger religieusement chez soi une partie des viandes consacrées (3), il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis; et là, à table, à la vue de tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hôte; et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain: Tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère (4). Il va lui-même au marché acheter des viandes cuites (5); et, avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il le fait ressouvenir qu'il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut : s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelques os

que

dans la balance: si elle peut tout contenir, il est satisfait; sinon, il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédommager, sourit, et s'en va. Une autre fois, sur l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d'avoir sa part franche du spectacle, et d'y envoyer (6) le lendemain ses enfants et leur précepteur (7). Tout lui fait envie, il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu'il ne vient d'acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusques à l'orge et à la paille (8); encore faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter jusque chez lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain qui est remplie d'eau, se la répand sur tout le corps (9): « Me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que << j'en ai besoin, et sans en avoir obligation à per<< sonne; > remet sa robe, et disparoît.

NOTES.

(1) Le mot grec ne signifie proprement que l'impudence, et Aristote ne lui donne pas d'autre sens; mais Platon le définit comme Théophraste. (Voyez les notes de Casaubon.)

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(2) On pourroit traduire plus exactement « à celui auquel il en « a déja fait perdre, » ou, d'après la traduction de M. Levesque, « à celui qu'il a déja trompé.

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(3) C'étoit la coutume des Grecs. Voyez le chapitre du Contretemps. (La Bruyère.) On verra dans le chapitre xn, note 4, que non seulement « on mangeoit chez soi une partie des viandes « consacrées, » mots que La Bruyère a insérés dans le texte, mais qu'il étoit même d'usage d'inviter ce jour-là ses amis, ou de leur envoyer une portion de la victime.

(4) Dans les temps du luxe excessif de Rome, la conduite que Théophraste traite ici d'impudence auroit été très modeste; car alors, dans les grands dîners, on faisoit emporter beaucoup de choses par son esclave, soit sur les instances du maître, soit aussi sans en être prié. Mais les savants qui ont cru voir cette coutume dans notre auteur me paroissent avoir confondu les temps et les lieux. Du temps d'Aristophane, c'est-à-dire environ un siècle avant Théophraste, c'étoient même les convives qui apportoient la plus grande partie des mets avec eux; et celui qui donnoit le repas ne fournissoit que le local, les ornements et les horsd'œuvres, et faisoit venir des courtisanes. (Voyez Aristoph. Acharn. v. 1085 et suiv., et le Scol.)

(5) Comme le menu peuple, qui achetoit son souper chez le charcutier. (La Bruyère. ) Le grec ne dit pas des viandes cuites, et la satire ne porte que sur la conduite ridicule que tient cet homme envers son boucher.

(6) Le grec dit, d'y conduire.

(7) Leur pédagogue. C'étoit, comme dit M. Barthélemy, chapitre xxvi, un esclave de confiance chargé de suivre l'enfant en tous lieux, et sur-tout chez ses différents maîtres. On peut voir

aussi à ce sujet le bas-relief représentant la mort de Niobé et de ses enfants au Musée Pio Clementino, tome iv, planche 17, et l'explication que M. Visconti en a donnée.

Les spectacles n'avoient lieu à Athènes qu'aux trois fêtes de Bacchus, et sur-tout aux grandes Dionysiaques, où des curieux de toute la Grèce affluoient à Athènes ; et l'on sait qu'anciennement les étrangers logeoient ordinairement chez des particuliers avec lesquels ils avoient quelque liaison d'affaires ou d'amitié.

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(8) Plus littéralement : « Il va dans une maison étrangère pour emprunter de l'orge ou de la paille, et force encore ceux qui lui prêtent ces objets à les porter chez lui. »

(9) Les plus pauvres se lavoient ainsi pour payer moins. (La Bruyère.)

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CHAPITRE X.

DE L'ÉPARGNE SORDIDE.

CETTE espèce d'avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête (1). C'est dans cet esprit que quelques uns, recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mêmes demander la moitié d'une obole qui manquoit au dernier paiement qu'on leur a fait (2); que d'autres, faisant l'effort de donner à manger chez eux (3), ne sont occupés pendant le repas qu'à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des prémices (4) des viandes que l'on envoie sur l'autel de Diane est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu'elles valent; et de quelque bon marché qu'un autre, en leur rendant compte, veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu'il a acheté trop cher. Implacables à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d'argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture: mais si leurs femmes ont perdu seule

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