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CHAPITRE VI.

DE L'IMAGE D'UN COQUIN (1).

N coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire, qui jure volontiers et fait des serments en justice autant qu'on lui en demande; qui est perdu de réputation; que l'on outrage impunément; qui est un chicaneur (2) de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque dans une danse comique (3), et même sans être ivre; mais de sang- - froid il se distingue dans la danse la plus obscène (4) par les postures les plus indécentes : c'est lui qui, dans ces lieux où l'on voit des prestiges (5), s'ingère de recueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui, étant entrés par billets, croient ne devoir rien payer (6). Il est d'ailleurs de tous métiers; tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infame, une autre fois partisan (7): il n'y a point de si sale commerce où il ne soit capable d'entrer. Vous le verrez aujourd'hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier (8): tout lui est propre. S'il a une mère, il la

et

laisse mourir de faim (9): il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison, sa demeure ordinaire, et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l'on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent, se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent. Les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres, contents de les avoir vus, se dégagent et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter: mais ces effrontés continuent de parler; ils disent à celui-ci le commencement d'un fait, quelque mot à cet autre; à peine peut-on tirer d'eux la moindre partie de ce dont il s'agit (10); et vous remarquerez qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée publique, où il y a un grand concours de monde, qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours accablés de procès que l'on intente contre eux, ou qu'ils ont intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparoître; ils n'oublient jamais de porter leur boîte (11) dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains; vous les voyez dominer parmi les vils praticiens (12), à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme (13); ensuite fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi

en bonne chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont querelleurs et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.

(1) De l'Effronterie.

NOTES.

(2) Le mot grec employé ici, et qui se retrouve encore à la fin du chapitre, signifie un homme qui se tient toujours sur le marché, et qui cherche à gagner de l'argent, soit par des dénonciations ou de faux témoignages dans les tribunaux, soit en achetant des denrées pour les revendre, métier odieux chez les anciens. (Voyez les notes de Duport sur ce passage.)

(3) Sur le théâtre avec des farceurs. (La Bruyère.)

(4) Cette danse, la plus déréglée de toutes, s'appeloit en grec cordax, parceque l'on s'y servoit d'une corde pour faire des postures. (La Bruyère.) Cette étymologie est inadmissible, car le terme grec d'où nous vient le mot de corde commence par une autre lettre que le mot cordax, et ne s'emploie que pour des cordes de boyau, telles que celles de la lyre et de l'arc. Casaubon n'a cru que le cordax se dansoit avec une corde, que parceque Aristophane dit quelque part cordacem trahere, et peut-être parcequ'il se rappeloit que dans les Adelphes de Térence, acte iv, scène vii, Demea demande : Tu inter eas restim ductans saltabis? Mais quoique dans cette phrase la corde soit expressément nommée, Donatus pense qu'il n'y est question que de se donner la main; et c'est aussi tout ce qu'on peut conclure de l'expression d'Aristophane au sujet du cordax. M. Visconti, auquel je dois cette

observation, s'en sert dans un Mémoire inédit sur le bas-relief des danseuses de la villa Borghèse pour éclaircir le passage célèbre de Tite - Live, liv. xxvii, chap. xxxvii, où, en parlant d'une danse sacrée, cet auteur se sert de l'expression restim dare.

(5) Choses fort extraordinaires, telles qu'on en voit dans nos foires. (La Bruyère.)

(6) Le savant Coray a observé avec raison qu'il faut ajouter une négation à cette phrase. Je traduis : « A ceux qui n'ont point de billet, et veulent jouir du spectacle gratis. » Il est question ici de farces jouées en pleine rue, et dont, par conséquent, sans la précaution de distribuer des billets à ceux qui ont payé, et d'employer quelqu'un à quereller ceux qui n'en ont pas, tout le monde peut jouir. Cette observation, qui n'avoit pas encore été faite, contredit l'induction que le savant auteur du Voyage du jeune Anacharsis a tirée de ce passage dans le chapitre LXX de cet

ouvrage.

(7) La Bruyère désigne ordinairement par ce mot les riches financiers ; ici il n'est question que d'un simple commis au port, ou de quelque autre employé subalterne de la ferme d'Athènes.

(8) Joueur de dés. Aristote donne une raison assez délicate du mal qu'il trouve dans un jeu intéressé : « On y gagne, dit-il, l'argent de ses amis, envers lesquels on doit au contraire « se conduire avec générosité.

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(9) La loi de Solon, qui n'étoit en cela que la sanction de la loi de la nature et du sentiment, ordonnoit de nourrir ses parents sous peine d'infamie.

(10) Cette circonstance est ajoutée par La Bruyère; Théophraste ne parle que de l'impudence qu'il y a à continuer une

harangue dans les rues, quoique personne n'y fasse attention, et que chaque phrase s'adresse à un public différent.

(11) Une petite boîte de cuivre fort légère, où les plaideurs mettoient leurs titres et les pièces de leurs procès. (La Bruyère.) C'étoit au contraire un grand vase de cuivre ou de terre cuite, placé sur la table des juges pour y déposer les pièces qu'on leur soumettoit; et Théophraste ne se sert ici de ce terme que pour plaisanter sur l'énorme quantité de papiers dont se chargent ces chicaneurs. (Voyez le scol. d'Aristophane, Vesp. 1427, et la scolie sur ce passage de Théophraste donnée par Fischer.)

(12) Ici le mot grec dont j'ai parlé dans la note 2 ne peut avoir d'autre signification que celle des petits marchands de comestibles auxquels l'effronté prête de l'argent, et chez lesquels il va ensuite en retirer les intérêts, en mettant cet argent dans la bouche, comme c'étoit l'usage parmi le bas peuple d'Athènes. Casaubon avoit fait sur ce dernier point une note aussi juste qu'érudite, et La Bruyère n'auroit pas dû s'écarter de l'explication de ce savant.

(13) Une obole étoit la sixième partie d'une drachme. (La Bruyère.) L'effronté prend donc un quart du capital par jour. (Voyez sur l'usure d'Athènes le Voyage du jeune Anacharsis, chap. LV.)

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