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rapetissée à dessein par Lemontey, nous reparaît chez Saint. Simon, vaste, encombrée et flottante, dans une confusion qui n'est pas sans grandeur et sans beauté, avec tous les rouages de plus en plus inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude conserve de formes et de mouvements, même après que l'esprit et le sens des choses ont disparu; déjà sujette au bon plaisir despotique, mais mal disciplinée encore à l'étiquette suprême qui finira par triompher. Or, ceci bien posé, il est aisé de rétablir en leur vraie place et de voir en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite ou dans leurs œuvres, ont fait autre chose que remplir le programme du maître. Sans cette connaissance générale, on court risque de les considérer trop à part, et comme des êtres étranges et accidentels. C'est ce que les critiques du dernier siècle n'ont pas évité en parlant de La Fontaine : ils l'ont trop isolé et chargé dans leurs portraits; ils lui ont supposé une personnalité beaucoup plus entière qu'il n'était besoin, eu égard à ses œuvres, et l'ont imaginé bonhomme et fablier outre mesure. Il leur était bien plus facile de s'ex pliquer Racine et Boileau, qui appartiennent à la partie régulière et apparente de l'époque, et en sont la plus pure expression littéraire.

Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement général de leur siècle, n'en conservent pas moins une individualité profonde et indélébile: Molière en est le plus éclatant exemple. Il en est d'autres qui, sans aller dans le sens de ce mouvement général, et en montrant par conséquent une certaine originalité propre, en ont moins pourtant qu'ils ne le paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans la manière qui les distingue de leurs contemporains une grande part d'imitation de l'âge précédent; et, dans ce frappant contraste qu'ils nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaître et rabattre ce qui revient de droit à leurs devanciers. C'est parmi les hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine : nous

l'avons déjà dit ailleurs (1), il a été, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des poëtes du seizième siècle.

Né, en 1621, à Château-Thierry, en Champagne, il reçut une éducation fort négligée, et donna de bonne heure des preuves de son extrême facilité à se laisser aller dans la vie et à obéir aux impressions du moment. Un chanoine de Soissons lui ayant prêté un jour quelques livres de piété, le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'état ecclésiastique, et entra au séminaire. Il ne tarda pas à en sortir; et son père, en le mariant, lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts. Mais La Fontaine, avec son caractère naturel d'oubliance et de paresse, s'accoutuma insensiblement à vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni femme. Il n'était pourtant pas encore poëte, ou du moins il ignorait qu'il le fût. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait en quartier d'hiver à Château-Thierry, lut un jour devant lui l'ode de Malherbe sur l'attentat commis contre Henri IV (19 décembre 1605):

Que direz-vous, races futures, etc.,

et La Fontaine, dès ce moment, se crut appelé à composer des odes: il en fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nommé Pintrel, et son camarade de collége, Maucroix, le détournèrent de ce genre et l'engagèrent à étudier les anciens. C'est aussi vers ce temps qu'il dut se mettre à la lecture de Rabelais, de Marot, et des poëte du seizième siècle, véritable fonds d'une bibliothèque de province à cette époque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de l'Eunuque de Térence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmera le poëte à Paris pour le présenter au surintendant.

Ce voyage et cette présentation décidèrent du sort de La Fontaine. Fouquet le prit en amitié, se l'attacha, et lui fit une pension de mille francs, à condition qu'il en acquitte

(1) Dans le Tableau de la Poésie française au XVIe siècle.

rait chaque quartier par une pièce de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pièces, avec le Songe de Vaux, sont les premières productions originales que nous ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout à fait au goût d'alors, à celui de Saint-Évremond et de Benserade, au marotisme de Sarazin et de Voiture, et le je ne sais quoi de mollesse et de rêverie voluptueuse, qui n'appartient qu'à notre délicieux auteur, y perce bien déjà, mais y est encore trop chargé de fadeurs et de bel-esprit. Le poëte de Fouquet fut accueilli, dès son début, comme un des ornements les plus délicats de cette société polie et galante de SaintMandé et de Vaux. Il était fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulièrement dans un monde privé; sa conversation, abandonnée et naïve, s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s'arrêter à temps pour n'être qu'un charme de plus : il était certainement moins bonhomme en société que le grand Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour à tour ses hommages et ses vœux. Il en convenait agréablement; il s'en vantait même parfois, et causait volontiers de lui-même et de ses goûts avec les autres, sans jamais les lasser, et en les faisant seulement sourire. L'intimité surtout avait mille grâces avec lui: il y portait un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui oublie tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec badinage les moindres caprices. Son goût déclaré pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son prédécesseur, aimait avant tout les amours faciles et de peu de défense. Tandis qu'il adressait, à genoux, aux Iris, aux Climènes et aux déesses, de respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins mystiques qui l'aidaient à prendre son martyre en patience. Parmi ses bonnes fortunes à son arrivée dans la capitale, on cite la célèbre

Claudine, troisième femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante; Colletet épousait toujours ses servantes. Notre poëte visitait souvent le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et courtisait Claudine tout en devisant, à souper, des auteurs du seizième siècle avec le mari, qui put lui donner là-dessus d'utiles conseils et lui révéler des richesses dont il profita. Pendant les six premières années de son séjour à Paris, et jusqu'à la chute de Fouquet, La Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette vie d'enchantement et de fête, aux délices d'une société choisie qui goûtait son commerce ingénieux et appréciait ses galantes bagatelles; mais ce songe s'évanouit par la captivité de l'enchanteur. Sur ces entrefaites, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, ayant demandé au poëte des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans. On a cherché à expliquer un début si tardif dans un génie si facile, et certains critiques sont allés jusqu'à attribuer ce long silence à des études secrètes, à une éducation laborieuse et prolongée. En vérité, bien que La Fontaine n'ait pas cessé d'essayer et de cultiver à ses moments de loisir son talent, depuis le jour où l'ode de Malherbe le lui révéla, j'aime beaucoup mieux croire à sa paresse, à son sommeil, à ses distractions, à tout ce qu'on voudra de naïf et d'oublieux en lui, qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. Génie instinctif, insouciant, volage et toujours livré au courant des circonstances, on n'a qu'à rapprocher quelques traits de sa vie pour le connaître et le comprendre. Au sortir du collége, un chanoine de Soissons lui prête des livres pieux, et le voilà au séminaire; un officier lui lit une ode de Malherbe, et le voilà poëte; Pintrel et Maucroix lui conseillent l'antiquité, et le voilà qui rêve Quintilien et raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et ballades, il en fait; Mme de Bouillon, des contes, et il est conteur; un autre jour ce seront des fables

pour Mer le Dauphin, un poëme du Quinquina pour Mme de Bouillon, encore un opéra de Daphné pour Lulli, la Captivité de Saint-Mal à la requête de MM. de PortRoyal; ou bien ce seront des lettres, de longues lettres négligées et fleuries, mêlées de vers et de prose, à sa femme, à M. de Maucroix, à Saint-Évremond, aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en demanderont. La Fontaine dépensait son génie, comme son temps, comme sa fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'à l'âge de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin d'être surmontée par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut rencontré le genre qui lui convenait le mieux, celui du conte et de la fable, il était tout simple qu'il s'y adonnât avec une sorte d'effusion, et qu'il y revînt de lui-même à plusieurs reprises, par penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se méprenait un peu sur lui-même; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur; et sa poétique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et Racine lui achevèrent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses œuvres Mais cette légère inconséquence, qui lui est commune avec d'autres grands esprits naïfs de son temps, n'a pas lieu d'étonner chez lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur la nature facile et accommodante de son génie. Un célèbre poëte de nos jours, qu'on a souvent comparé à La Fontaine pour sa bonhomie aiguisée de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'être créateur inimitable dans un genre qu'on croyait usé, le même poëte populaire qui, dans ce moment d'émotion politique, est rendu, après une trop longue captivité, à ses amis et à la France (1), Béranger, n'a commencé aussi que vers quarante ans à concevoir et à composer ses immortelles chansons. Mais, pour lui, les causes

(1) Ceci a été écrit au mois de septembre 1829.

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