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Je rêvais à cette aventure

Quand un autre dragon, qui n'avait qu'un seul chef,
Et bien plus d'une queue, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef

D'étonnement et d'épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.
Rien ne les empêcha; l'un fit chemin à l'autre.
Je soutiens qu'il en est ainsi

De votre empereur et du nôtre.

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Pour un âne enlevé deux voleurs se battaient:
L'un voulait le garder, l'autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,

que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive un troisième larron

Qui saisit maître aliboron (2).

L'âne, c'est quelquefois une pauvre province:
Les voleurs sont tel et tel prince,

Comme le Transylvain, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois:
Il est assez de cette marchandise.

De nul d'eux n'est souvent la province. conquise:
Un quart (3) voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du baudet.

(1) Esop., 96, Leo, Ursus et Vulpes; 39, Leo et Ursus.

(2) Ce nom sous lequel l'âne est souvent désigné dans les vieux écrivains, lembarrassé plus d'un commentateur. Suivant les uns, un avocat aura, dans ne plaidoirie, donné au mot alibi, un génitif pluriel aliborum; et ce barbarisme, légèrement modifié dans sa désinence, sera devenu synonyme d'i◄ gnorant. Suivant d'autres, aliboron, veut dire fou, et vient de ad elleborum, c'est-à-dire homme qu'il faut envoyer prendre de l'ellébore. Rabelais, à qui La Fontaine l'a emprunté, l'avait lui-même pris dans un Mystère de la

Passion.

(3) Pour un quatrième voleur.

XIV.

Simonide préservé par les dieux (1).

On ne peut trop louer trois sortes de personnes:
Les dieux, sa maîtresse, et son roi.

Malherbe le disait : j'y souscris, quant à moi;
Ce sont maximes toujours bonnes.

La louange chatouille et gagne les esprits:
Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix.
Voyons comme les dieux l'ont quelquefois payée.

Simonide avait entrepris

L'éloge d'un athlète; et, la chose essayée,

Il trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les parents de l'athlète étaient gens inconnus;
Son père, un bon bourgeois; lui, sans autre mérite:
Matière infertile et petite.

Le poëte d'abord parla de son héros.

Après en avoir dit ce qu'il en pouvait dire,
Il se jette à côté, se met sur le propos

De Castor et Pollux; ne manque pas d'écrire
Que leur exemple était aux lutteurs glorieux;
Élève leurs combats, spécifiant les lieux
Où ces frères s'étaient signalés davantage:
Enfin l'éloge de ces dieux

Faisait les deux tiers de l'ouvrage.

L'athlète avait promis d'en payer un talent:
Mais, quand il le vit, le galant

N'en donna que le tiers; et dit, fort franchement,
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
Faites-vous contenter par ce couple céleste.
Je vous veux traiter cependant:

Venez souper chez moi ; nous ferons bonne vie:
Les conviés sont gens choisis,

(1) Phædr., IV, 25 sive 24, Simonides a diis servalus.

Mes parents, mes meilleurs amis;
Soyez donc de la compagnie.

Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur
De perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il vient l'on festine, l'on mange.

Chacun étant en belle humeur,

Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte
Deux hommes demandaient à le voir promptement.
Il sort de table; et la cohorte

N'en perd pas un seul coup de dent.

Ces deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge.
Tous deux lui rendent grâce; et pour prix de ses vers,
Ils l'avertissent qu'il déloge,

Et que cette maison va tomber à l'envers.

La prédiction en fut vraie.

Un pilier manque ; et le plafonds,
Ne trouvant plus rien qui l'étaie,
Tombe sur le festin, brise plats et flacons,
N'en fait pas moins aux échansons.
Ce ne fut pas le pis: car, pour rendre complète
La vengeance due au poëte,

Une poutre cassa les jambes à l'athlète,
Et renvoya les conviés

Pour la plupart estropiés.

La renommée eut soin de publier l'affaire:
Chacun cria, Miracle! On doubla le salaire
Que méritaient les vers d'un homme aimé des dieux.
Il n'était fils de bonne mère

Qui, les payant à qui mieux mieux,
Pour ses ancêtres n'en fît faire.

Je reviens à mon texte: et dis premièrement
Qu'on ne saurait manquer de louer largement
Les dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène
Souvent, sans déroger, trafique de sa peine;

Enfin, qu'on doit tenir notre art en quelque prix.

Les grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce:

Jadis l'Olympe et le Parnasse
Étaient frères et bons amis.

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Un malheureux appelait tous les jours

La Mort à son secours.

O Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle!
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle!
La Mort crut, en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je? cria-t-il: ôtez-moi cet objet!
Qu'il est hideux! que sa rencontre
Me cause d'horreur et d'effroi!
N'approche pas, ô Mort! ô Mort! retire-toi!
Mécénas fut un galant homme;

Il a dit quelque part (2): Qu'on me rende impotent,

(1) Ésope, Senex el Mors. Boileau et J. B. Rousseau ont aussi traité ce sujet. D'Alembert, dans l'Histoire des membres de l'Académie française, et Marmontel, dans les Éléments de littérature, ont fait des trois morceaux une comparaison critique. Voici la fable de Boileau :

Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l'extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine el de détresse.
Enfin, las de souffrir, jetant là son fardeau
Plutôt que de s'en voir accabler de nouveau,
Il souhaite la mort, et cen! fois il l'appelle.
La mort vient à la fin. Que veux-tu? cria-t-elle.
Qui? moi? dit-il, alors prompt à se corriger;
Que tu m'aides à me charger.

BOILEAU.

Quelle différence! et comme La Fontaine est bien vengé de la sévérité de Boileau à son égard!

(2) Dans ces vers cités par Sénèque :

Debilem facito manu,

Debilem pede, coxa;

Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort! on t'en dit tout autant.

Tuber adstrue gibberum;
Lubricos quate dentes;

Vita dum superest, bène est.

Ce sujet a été traité d'une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connaître que j'eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un dés plus beaux traits qui fût dans Ésope. Cela m'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les anciens: ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à celle d'Ésope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer, et qui est si beau et si à propos que je n'ai pas cru le devoir omettre.

(Note de La Fontaine.)

Quelques critiques nous paraissent s'être mépris sur le sens que La Fontaine donne au mot beau, dans l'appréciation qu'il fait du passage de Mécène, imité dans la fable ci-dessus. Nous ne croyons pas pour notre part que La Fontaine admire ici Mécène sous le rapport moral, car en vérité il n'y aurait pas de quoi, nous pensons seulement qu'il trouve le passage de Mécène beau, en ce sens qu'il est très-juste appliqué à l'espèce humaine, où les individus qui ont peur de mourir sont en très-grande majorité. Ce n'est pas l'homme qui a écrit sur la mort du Sage cet admirable vers qui est dans tous les esprits, qui aurait pu donner son approbation philosophique à un mot consacré à la lâcheté. Seulement, cemot constate un fait irrécusable, présenté sous une forme pittoresque. Voilà pour notre poëte ce qui est beau et à propos.

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