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De passer, comme nous, les déserts et les ondes,

Ni d'aller chercher d'autres mondes:

C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr;
C'est de vous renfermer au trou de quelque mur.
Les oisillons, las de l'entendre,

Se mirent à jaser aussi confusément

Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre Ouvrait la bouche seulement.

Il en prit aux uns comme aux autres: Maint oisillon se vit esclave retenu.

Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres, Et ne croyons le mal que quand il est venu.

IX. Le Rat de ville et le Rat des champs (1).

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Autrefois le rat de ville
Invita le rat des champs,
D'une façon fort civile,
A des reliefs d'ortolans.

Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis:
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête;
Rien ne manquait au festin :
Mais quelqu'un troubla la fête
Pendant qu'ils étaient en train.

A la porte de la salle

Ils entendirent du bruit:

(1) Horat., lib. II, sat. vi, v. 80.- Aphton., 26, fabulå Murium, admonens diligendam esse mediocritatem. Anonymi Neveleti, 12, De mure urbano et rustico. Æsop., 121, Mus rusticus et Mus domesticus. Cette fable

-

a aussi été très-heureusement reproduite par Andrieux.

Le rat de ville détale;

Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire:
Rats en campagne aussitôt;
Et le citadin de dire:
Achevons tout notre rôt.

C'est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi.
Ce n'est pas que je me pique
De tous vos festins de roi :

Mais rien ne vient m'interrompre;
Je mange tout à loisir.

Adieu donc. Fi du plaisir

Que la crainte peut corrompre !

X. Le Loup et l'Agneau (1).

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure (2).

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure, que la faim en ces lieux attirait.

Et

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?

Dit cet animal plein de rage:

Tu seras châtié de ta témérité.

Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté

(1) Phæd.,

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1, Lupus et Agnus. — Anonymi Neveleti, fab. 2, De lupo et agno. Esop., 101, Lupus et Agnus.

(2) Cette fable rappelle l'apologue de l'Épervier et du Rossignol, dans le poëme d'Hésiode, Les travaux et les jours. La moralité de cet apologuc d'Hésiode se réduit à cette maxime que le plus faible doit céder au plus fort et ne pas l'irriter par une résistance inutile. Voir la fable xvIII du liv. IX.

Ne se mette pas en colère;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'elle;
Et que, par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

Tu la troubles! reprit cette bête cruelle;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?
Reprit l'agneau; je tette encor ma mère.

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Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.

Je n'en ai point.

C'est donc quelqu'un des tiens;

Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts

Le loup l'emporte, et puis le mange
Sans autre forme de procès (1).

(1) Nous croyons faire plaisir au lecteur en rappelant, à propos de la fable cidessus, l'anecdote suivante, consignée dans le Mémorial de Sainte-Hélène. « L'empereur a rencontré le petit Tristan, fils aîné de M. de Montholon, qui n'a guère que sept ans... Il l'a fait approcher entre ses deux jambes et a voulu lui faire réciter quelques fables, dont le pauvre enfant sur dix mots n'en comprenait pas deux. L'empereur riait beaucoup, condamnait qu'on donnât La Fontaine aux enfants qui ne pouvaient l'entendre, et s'est mis à expliquer ces fables à Tristan, à vouloir les lui rendre sensibles. Et rien de plus curieux que ses développements, leur simplicité, leur justesse, leur logique. L'empereur trouvait qu'il y avait beaucoup trop d'ironie dans cette fable le Loup et l'Agneau, pour être à la portée des enfants; elle péchait d'ailleurs dans son principe et dans sa morale, et c'était la première fois qu'il s'en sentait frappé. Il était faux que la raison du plus fort fût toujours la meilleure; et si cela arrivait en effet, c'etait là le mal, disait-il, l'abus qu'il s'agissait de condamner. Le loup donc eut dû s'étrangler en croquant l'agneau. »

...

Mémorial de Sainte-Hélène; Paris, Bourdin, 1842, gr. in-8°, t. 1,

p. 780, 781.

POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD (1).

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Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux (2)
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux

Présentait partout à ses yeux

Les conseillers muets dont se servent nos dames (3):
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des emmes.
Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs-éprouver l'aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés :

Il s'y voit, il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau :

Mais quoi! le canal est si beau,

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir (");

Je parle à tous ; et cette erreur extrême

François, duc de la Rochefoucauld, naquit en 1613, et mourut en 1680. I était l'ami et le protecteur de La Fontaine, qui lui a encore dédié la fable XVI

du liv. X.

(3)

(3) Les miroirs.

Quin sine rivali, teque et tua, 'solus amares.

HORACE.

Ch. Nodier dit avec raison que c'est là une périphrass empruntée au vocabulaire des Précieuses.

(*) Chamfort dit que, pour sa part, il ne le voit pas trop. Ch. Nodier est

aussi de l'avis de Chamfort.

Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.
Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même:
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le Livre des Maximes (1).

(1) Le Livre des Maximes parut pour la première fois en 1665, et avait en deux éditions lorsque La Fontaine publia cette fable en 1668.

XII. Le Dragon à plusieurs tétes, et le Dragon
à plusieurs queues.

Un envoyé du Grand Seigneur

Préférait, dit l'histoire, un jour, chez l'empereur,
Les forces de son maître à celles de l'empire.
Un Allemand se mit à dire :

Notre prince a des dépendants

Qui, de leur chef, sont si puissants
Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée.
Le chiaoux (2), homme de sens,

Lui dit: Je sais par renommée

Ce que chaque électeur peut de monde fournir;
Et cela me fait souvenir

D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d'une hydre au travers d'une haie.
Mon sang commence à se glacer;

Et je crois qu'à moins on s'effraie.

Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal:
Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.

(2) Corruption du mot tchaouch. Espece de messager d'État, qui porte les ordres du Grand Seigneur, ou introduit en sa presence les ambassadeurs.

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