Rarement pour les pleurs mon talent réussit; Je suivrai toutefois la matière imposée. Télamon pour Chloris avait l'âme embrasée: Chloris pour Télamon brûlait de son côté. La naissance, l'esprit, les grâces, la beauté, Tout se trouvait en eux, hormis ce que les hommes Font marcher avant tout dans le siècle où nous sommes: Ce sont les biens, c'est l'or, mérite universel. Ces amants, quoique épris d'un désir mutuel, N'osaient au blond Hymen sacrifier encore, Faute de ce métal que tout le monde adore. Amour s'en passerait; l'autre état ne le peut. Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut. Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie, Fut par le jeune amant d'une autre erreur suivie. Le démon des combats vint troubler l'univers : Un pays contesté par des peuples divers Engagea Télamon dans un dur exercice; II quitta pour un temps l'amoureuse milice. Chloris y consentit, mais non pas sans douleur. Il voulut mériter son estime et son cœur. Pendant que ses exploits terminent la querelle, Un parent de Chloris meurt, et laisse à la belle D'amples possessions et d'immenses trésors II habitait les lieux où Mars régnait alors. La belle s'y transporte; et partout révérée, Partout des deux partis Chloris considérée Voit de ses propres yeux les champs où Télamon Venait de consacrer un trophée à son nom. Lui de sa part accourt; et, tout couvert de gloire, Il offre à ses amours les fruits de sa victoire. Leur rencontre se fit non loin de l'élément Qui doit être évité de tout heureux amant. Dès ce jour l'âge d'or les eût joints sans mystère; L'âge de fer en tout a coutume d'en faire. Chloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu'au sein de sa patrie, et de l'aveu des siens. Tout chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance, Ils commettent aux flots cette douce espérance. Zéphire les suivait, quand, presque en arrivant, Un pirate survient, prend le dessus du vent, Les attaque, les bat. En vain, par sa vaillance, Télamon, jusqu'au bout, porte la résistance: Après un long combat, son parti fut défait, Lui pris; et ses efforts n'eurent pour tout effet Qu'un esclavage indigne. O dieux! qui l'eût pu croire ? Le Sort, sans respecter ni son sang, ni sa gloire, Ni son bonheur prochain, ni les vœux de Chloris, Le fit être forçat aussitôt qu'il fut pris.
Le Destin ne fut pas à Chloris si contraire. Un célèbre marchand l'achète du corsaire: Il l'emmène; et bientôt la belle, malgré soi, Au milieu de ses fers range tout sous sa loi. L'épouse du marchand la voit avec tendresse: Ils en font leur compagne, et leur fils sa maîtresse. Chacun veut cet hymen : Chloris à leurs désirs Répondait seulement par de profonds soupirs. Damon (c'était ce fils) lui tint ce doux langage: « Vous soupirez toujours; toujours votre visage Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret: Qu'avez-vous? vos beaux yeux verraient-ils à regret Ce que peuvent leurs traits et l'excès de ma flamme? Rien ne vous force ici: découvrez-nous votre âme: Chloris, c'est moi qui suis l'esclave, et non pas vous. Ces lieux, à votre gré, n'ont-ils rien d'assez doux ? Parlez; nous sommes prêts à changer de demeure : Mes parents m'ont promis de partir tout à l'heure. Regrettez-vous les biens que vous avez perdus? Tout le nôtre est à vous; ne le dédaignez plus. J'en sais qui l'agréeraient ; j'ai su plaire à plus d'une : Pour vous, vous méritez tout une autre fortune.
Quelle que soit la nôtre, usez-en: vous voyez Ce que nous possédons et nous-même à vos pieds. >>> Ainsi parle Damon; et Chloris tout en larmes Lui répond en ces mots accompagnés de charmes : <<< Vos moindres qualités et cet heureux séjour Même aux filles des dieux donneraient de l'amour; Jugez donc si Chloris, esclave et malheureuse, Voit l'offre de ces biens d'une âme dédaigneuse. Je sais quel est leur prix : mais de les accepter, Je ne puis, et voudrais vous pouvoir écouter. Ce qui me le défend, ce n'est point l'esclavage: Si toujours la naissance éleva mon courage, Je me vois, grâce aux dieux, en des mains où je puis Garder ces sentiments, malgré tous mes ennuis; Je puis même avouer (hélas! faut-il le dire?) Qu'un autre a sur mon cœur conservé son empire. Je chéris un amant, ou mort, ou dans les fers; Je prétends le chérir encor dans les enfers. Pourriez-vous estimer le cœur d'une inconstante? Je ne suis déjà plus aimable ni charmante; Chloris n'a plus ces traits que l'on trouvait si doux, Et, doublement esclave, est indigne de vous. >>> Touché de ce discours, Damon prend congé d'elle. << Fuyons, dit-il en soi; j'oublierai cette belle : Tout passe, et même un jour ses larmes passeront; Voyons ce que l'absence et le temps produiront. » A ces mots il s'embarque; et, quittant le rivage, Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage, Trouve des malheureux de leurs fers échappés, Et sur le bord d'un bois à chasser occupés. Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne : Aux regards de Damon il se présente à peine, Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin Fait qu'à l'abord Damon admire son destin; Puis le plaint, puis l'emmène et puis lui dit sa flamme. « D'une esclave, dit-il, je n'ai pu toucher l'âme :
Elle chérit un mort! Un mort, ce qui n'est plus, L'emporte dans son cœur! mes vœux sont superflus. » La-dessus, de Chloris il lui fait la peinture. Télamon dans son âme admire l'aventure, Dissimule, et se laisse emmener au séjour Où Chloris lui conserve un si parfait amour. Comme il voulait cacher avec soin sa fortune, Nulle peine pour lui n'était vile et commune. On apprend leur retour et leur débarquement. Chloris, se présentant à l'un et l'autre amant, Reconnaît Télamon sous un faix qui l'accable. Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable; Un œil indifférent à le voir eût erré :
Tant la peine et l'amour l'avaient défiguré!
Le fardeau qu'il portait ne fut qu'un vain obstacle; Chloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle : Elle perd tous ses sens et de honte et d'amour. Télamon, d'autre part, tombe presque à son tour. On demande à Chloris la cause de sa peine Elle la dit; ce fut sans s'attirer de haine. Son récit ingénu redoubla la pitié Dans les cœurs prévenus d'une juste amitié. Damon dit que son zèle avait changé de face : On le crut. Cependant, quoi qu'on dise et qu'on fasse, D'un triomphe si doux l'honneur et le plaisir Ne se perd qu'en laissant des restes de désir. On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle A sceller de l'hymen une union si belle; Et, par un sentiment à qui rien n'est égal, Il pria ses parents de doter son rival. Il l'obtint, renonçant dès lors à l'hyménée. Le soir étant venu de l'heureuse journée, Les noces se faisaient à l'ombre d'un ormeau; L'enfant d'un voisin vit s'y percher un corbeau; Il fait partir de l'arc une flèche maudite, Perce les deux époux d'une atteinte subite.
Chloris mourut du coup, non sans que son amant Attirât ses regards en ce dernier moment. Il s'écrie, en voyant finir ses destinées: << Quoi ! la Parque a tranché le cours de ses années! Dieux, qui l'avez voulu, ne suffisait-il pas Que la haine du Sort avançât mon trépas? » En achevant ces mots, il acheva de vivre: Son amour, non le coup, l'obligea de la suivre; Blessé légèrement, il passa chez les morts : Le Styx vit nos époux accourir sur ses bords. Même accident finit leurs précieuses trames; Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes. Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr) Que chacun d'eux devint statue et marbre dur. Le couple infortuné face à face repose. Je ne garantis point cette métamorphose : On en doute. On le croit plus que vous ne pensez, Dit Clymène; et, cherchant dans les siècles passés Quelque exemple d'amour et de vertu parfaite, Tout ceci me fut dit par le sage interprète. J'admirai, je plaignis ces amants malheureux: On les allait unir, tout concourait pour eux ; Ils touchaient au moment; l'attente en était sûre: Hélas! il n'en est point de telle en la nature; Sur le point de jouir, tout s'enfuit de nos mains: Les dieux se font un jeu de l'espoir des humains.
Laissons, reprit Iris, cette triste pensée. La fête est vers sa fin, grâce au ciel, avancée; Et nous avons passé tout ce temps en récits Capables d'affliger les moins sombres esprits: Effaçons, s'il se peut, leur image funeste. Je prétends de ce jour mieux employer le reste, Et dire un changement, non de corps, mais de cœur. Le miracle en est grand; Amour en fut l'auteur:
Il en fait tous les jours de diverse manière.
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