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L'autre le pousse, et dit: Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur; l'autre le verra faire.
Si par là l'on juge l'affaire,

Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci
Je ne l'ai pas mauvais aussi,

Dit l'autre; et je l'ai vue avant vous, sur ma vie. —
Hé bien, vous l'avez vue; et moi je l'ai sentie.

Pendant tout ce bel incident,

Perrin Dandin (1) arrive; ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l'huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d'un ton de président:

Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens; et qu'en paix chacun chez soi s'en aille.

Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles :
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,

Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles (2).

finit de la manière suivante le verbe amasser: Relever de terre ce qui est tombé, amasser ses gants, amasser un papier. » Aujourd'hui le mot propre, dans ces phrases, serait ramasser.

(WALCK.)

(1) Nom forgé par Rabelais, adopté par Racine, dans les Plaideurs, par La Fontaine, et rendu par eux populaire. Pierre Dandin, c'est l'incarnation de la chicane, comme Georges Dandin, dans Molière, est celle de l'infortune conjugale.

(2) Le sujet de cette fable a aussi été traité par Boileau, Épître II, v. 44 à 52. - Dans Boileau, ce n'est pas Pierre Dandin, mais la justice elle-même qui est prise pour juge par les plaideurs ; et Ch. Nodier remarque justement qu'il y a là de la part du satirique une singulière méprise de mots; que ce n'est point la justice qu'il fallait dire: car la justice ne vit point au palais des sottises d'autrui, mais la chicane. Ici encore, Boileau reste bien au-dessous de La Fontaine.

X.-Le Loup et le Chien maigre (1).

Autrefois Carpillon fretin

Eut beau prêcher, il eut beau dire,

On le mit dans la poêle à frire (2).

Je fis voir que lâcher ce qu'on a dans la main,
Sous espoir de grosse aventure,

Est imprudence toute pure.

Le pêcheur eut raison; Carpillon n'eut pas tort:
Chacun dit ce qu'il peut pour défendre sa vie.
Maintenant il faut que j'appuie

Ce que j'avançai lors (3) de quelque trait encor.
Certain loup, aussi sot que le pêcheur fut sage,
Trouvant un chien hors du village,

S'en allait l'emporter. Le chien représenta
Sa maigreur: Jà (*) ne plaise à votre seigneurie
De me prendre en cet état-là;
Attendez mon maître marie

Sa fille unique, et vous jugez

Qu'étant de noce il faut, malgré moi, que j'engraisse. Le loup le croit, le loup le laisse.

Le loup, quelques jours écoulés,

Revient voir si son chien n'est pas meilleur à prendre ; Mais le drôle était au logis.

Il dit au loup par un treillis :

Ami, je vais sortir; et, si tu veux attendre,

Le portier du logis et moi

Nous serons tout à l'heure à toi.
Ce portier du logis était un chien énorme,
Expédiant les loups en forme.

(1) Esop., 86, 35, Canis et Lupus.

(2) Voyez la fable 1 du livre V.

(3) Lors, pour alors.

(4) Déjà.

Celui-ci s'en douta. Serviteur au portier,
Dit-il; et de courir. Il était fort agile;

Mais il n'était pas fort habile:

Ce loup ne savait pas encor bien son métier.

XI. — Rien de trop (1).

Je ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est certain tempérament

Que le maître de la nature

Veut que l'on garde en tout (2). Le fait-on? nullement;
Soit en bien, soit en mal, cela n'arrive guère.

Le blé, riche présent de la blonde Cérès,
Trop touffu bien souvent épuise les guérets:
En superfluités s'épandant d'ordinaire,
Et poussant trop abondamment,

Il ôte à son fruit l'aliment.

L'arbre n'en fait pas moins: tant le luxe sait plaire!
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l'excès des prodigues moissons (3):
Tout au travers ils se jetèrent,

Gâtèrent tout et tout broutèrent;
Tant que le ciel permit aux loups

D'en croquer quelques-uns: ils les croquèrent tous;
S'ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le ciel permit aux humains

De punir ces derniers : les humains abusèrent,
A leur tour, des ordres divins.

De tous les animaux, l'homme a le plus de pente

(1) Abstemius, 186, de Ovibus immoderate segelem depascentibus.

(2)

Sunt certi denique fines

Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

Luxuries segetum.

(HORACE.) (VIRGILE.)

A se porter dedans l'excès.

Il faudrait faire le procès

Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point (1).

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C'est du séjour des dieux que les abeilles viennent.
Les premières, dit-on, s'en allèrent loger

Au mont Hymette (2), et se gorger

Des trésors qu'en ce lieu les zéphyrs entretiennent.
Quand on eut des palais de ces filles du ciel
Enlevé l'ambroisie en leurs chambres enclose,
Ou, pour dire en français la chose,
Après que les ruches sans miel

N'eurent plus que la cire, on fit mainte bougie;
Maint cierge aussi fut façonné.

Un d'eux voyant la terre en brique au feu durcie
Vaincre l'effort des ans, il eut la même envie
Et, nouvel Empédocle (3) aux flammes condamné
Par sa propre et pure folie,

Il se lança dedans. Ce fut mal raisonné:
Ce cierge ne savait grain de philosophie (").

(1) Abstemius, 54, de Cera duritiam appetente

(2) Hymette était une montagne célébrée par les poëtes, située dans l'Attique, et où les Grecs recueillaient d'excellent miel. (Note de La Fontaine.) (3) Empedocle était un philosophe ancien, qui, ne pouvant comprendre les merveilles du mont Etna, se jeta dedans par une vanité ridicule; et, trouvant l'action belle, de peur d'en perdre le fruit, et que la postérité ne l'ignorât, laissa ses pantoufles au pied du mont. (Note de La Fontaine.)

(4) Comment La Fontaine peut-il attribuer des idées à un cierge? Com

Tout en tout est divers : ôtez-vous de l'esprit
Qu'aucun être ait été composé sur le vôtre.
L'Empedocle de cire au brasier se fondit:
Il n'était pas plus fou que l'autre.

ment un cierge peut-il se suicider? Les remarques que nous avons faites sur la fable le Serpent et la Lime, liv. V, fab. xvi, s'appliquent également à la fable ci-dessus. Notre opinion n'est, du reste, ici, que celle de tous les com

mentateurs.

XIII.

Jupiter et le Passager (1).

Oh! combien le péril enrichirait les dieux,

Si nous nous souvenions des vœux qu'il nous fait faire!
Mais, le péril passé, l'on ne se souvient guère
De ce qu'on a promis aux cieux;

On compte seulement ce qu'on doit à la terre.
Jupiter, dit l'impie, est un bon créancier;
Il ne se sert jamais d'huissier.

Eh! qu'est-ce donc que le tonnerre?
Comment appelez-vous ces avertissements

Un passager, pendant l'orage,

Avait voué cent boeufs au vainqueur des Titans.
Il n'en avait pas un : vouer centéléphants
N'aurait pas coûté davantage.

Il brûla quelques os quand il fut au rivage:
Au nez de Jupiter la fumée en monta.

Sire Jupin, dit-il, prends mon vou; le voilà:
C'est un parfum de bœuf que ta grandeur respire.
La fumée est ta part: je ne te dois plus rien.
Jupiter fit semblant de rire;

Mais, après quelques jours, le dieu l'attrapa bien,

(1) Esop., 156, Viator et Mercurius; 47, Viator; 18, Deceptor.

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