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Les marques de ta bienveillance

Sont communes en mon endroit;
Viens m'aider à sortir du piége où l'ignorance
M'a fait tomber. C'est à bon droit

Que seul entre les tiens, par amour singulière,
Je t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux.
Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux dieux.
J'allais leur faire ma prière,

Comme tout dévot chat en use les matins.

Ce réseau me retient: ma vie est en tes mains;
Viens dissoudre ces nœuds. Et quelle récompense
En aurai-je ? reprit le rat.
Je jure éternelle alliance
Avec toi, repartit le chat.

Dispose de ma griffe, et sois en assurance:
Envers et contre tous je te protégerai;
Et la belette mangerai

Avec l'époux de la chouette:

Ils t'en veulent tous deux. Le rat dit: Idiot!
Moi ton libérateur! je ne suis pas si sot.
Puis il s'en va vers sa retraite :

La belette était près du trou.

Le rat grimpe plus haut; il y voit le hibou.
Dangers de toutes parts: le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille retourne au chat, et fait en sorte
Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu'il dégage enfin l'hypocrite.

L'homme paraît en cet instant;

Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre chat vit de loin

Son rat qui se tenait alerte et sur ses gardes :
Ah! mon frère, dit-il, viens m'embrasser; ton soin
Me fait injure; tu regardes
Comme ennemi ton allié.
Penses-tu que j'aie oublié

Qu'après Dieu je te dois la vie?

Et moi, reprit le rat, penses-tu que j'oublie
Ton naturel? Aucun traité

Peut-il forcer un chat à la reconnaissance?
S'assure-t-on sur l'alliance

Qu'a faite la nécessité?

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Avec grand bruit et grand fracas

Un torrent tombait des montagnes :
Tout fuyait devant lui; l'horreur suivait ses pas;
Il faisait trembler les campagnes.

Nul voyageur n'osait passer

Une barrière si puissante;

Un seul (2) vit des voleurs; et, se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce n'était que menace et bruit sans profondeur (3):
Notre homme enfin n'eut que la peur.

Ce succès lui donnant courage,

Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage
Une rivière dont le cours,

Image d'un sommeil doux, paisible, et tranquille,
Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile:
Point de bords escarpés, un sable pur et net.

Il entre; et son cheval le met

A couvert des voleurs, mais non de l'onde noire:
Tous deux au Styx allèrent boire;

(1) Abstemius, 5, de Rustico amnem transituro. Commire (t. I, p. 301, Torrens et Fluvius) a aussi traité ce sujet, mais postérieurement à La Fon

taine.

(2) C'est-à-dire un voyageur qui était seul.

(3) Bruit sans profondeur, c'est-à-dire : quoique faisant grand bruit, le torrent n'était pas profond.

Tous deux, à nager malheureux,
Allèrent traverser, au séjour ténébreux,
Bien d'autres fleuves que les nôtres.

Les gens sans bruit sont dangereux :
Il n'en est pas ainsi des autres.

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Laridon et César, frères dont l'origine

Venait de chiens fameux, beaux, bien faits, et hardis,
A deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient, l'un les forêts, et l'autre la cuisine.
Ils avaient eu d'abord chacun un autre nom;
Mais la diverse nourriture (2)

Fortifiant en l'un cette heureuse nature,
En l'autre l'altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon.

Son frère, ayant couru mainte haute aventure,
Mis maint cerf aux abois, maint sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang.
Laridon négligé témoignait sa tendresse
A l'objet le premier passant.

Il peupla tout de son engeance:
Tourne-broches (3) par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyant les hasards,
Peuple antipode des Césars.

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(1) PLUTARQUE, dans le traité intitulé: Comment il faut nourrir les enfants, et dans les Apophthegmes lacédémoniens. Voyez les Œuvres de Plutarque, traduites par Amyot, édit. 1802, t. XIII, p. 27; t. XVI, p. 61; out. I et II des Euvres morales.

(2) Dans le sens d'éducation. Les deux mots étaient anciennement synonymes.

(3) Chiens dressés à tourner la broche.

On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père:
Le peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère.
Faute de cultiver la nature et ses dons,

Oh! combien de Césars deviendront Laridons!

XXV. Les deux Chiens et l'Ane mort (1).

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Les vertus devraient être sœurs,

Ainsi que les vices sont frères (2).

Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file; il ne s'en manque guères :
J'entends de ceux qui, n'étant pas contraires,
Peuvent loger sous même toit.

A l'égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées
Se tenir par la main sans être dispersées.

L'un est vaillant, mais prompt; l'autre est prudent, mais

Parmi les animaux le chien se pique d'être

Soigneux, et fidèle à son maître;

Mais il est sot, il est gourmand:

[froid.

Témoins ces deux mâtins qui, dans l'éloignement,
Virent un âne mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l'éloignait de nos chiens.
Ami, dit l'un, tes yeux sont meilleurs que les miens:
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes;
J'y crois voir quelque chose. Est-ce un bœuf, un cheval?
Eh! qu'importe quel animal?

Dit l'un de ces mâtins; voilà toujours curée.
Le point est de l'avoir : car le trajet est grand;
Et de plus, il nous faut nager contre le vent.

(1) Esop., 289, Canes famelici; 211, Canes esurientes. p. 119, trad. de Marcel, 1803, in-12, Les Loups.

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(2) Nullum intra se manet vitium.

(SÉNÈQUE.)

Buvons toute cette eau; notre gorge altérée
En viendra bien à bout: ce corps demeurera
Bientôt à sec; et ce sera

Provision pour la semaine.

Voilà mes chiens à boire : ils perdirent l'haleine,
Et puis la vie; ils firent tant

Qu'on les vit crever à l'instant.

L'homme est ainsi bâti : quand un sujet l'enflamme,
L'impossibilité disparaît à son âme.

Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas,
S'outrant (1) pour acquérir des biens ou de la gloire!
Si j'arrondissais mes États!

Si je pouvais remplir mes coffres de ducats!
Si j'apprenais l'hébreu, les sciences, l'histoire !
Tout cela, c'est la mer à boire;

Mais rien à l'homme ne suffit.

Pour fournir aux projets que forme un scul esprit,
Il faudrait quatre corps; encor, loin d'y suffire,
A mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre Mathusalem beat à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu'un seul desire.

(1) S'excédant, se ruinant.

XXVI.

Démocrite et les Abdéritains (1).

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire (*)
Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui!

(1) Cette anecdote se lit dans une des lettres d'Hippocrate, dont les critiques éclairés suspectent l'authenticité. Elle est adressée à Damagète.

(2) Odi profanum vulgus et arceo.

(HORACE.)

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