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PRÉFACE DE LA FONTAINE.

L'indulgence que l'on a eue pour quelques-unes de mes fables me donne lieu d'espérer la même grâce pour ce recueil. Ce n'est pas qu'un des maîtres de notre éloquence (1) n'ait désapprouvé le dessein de les mettre en vers : il a cru que leur principal ornement est de n'en avoir aucun; que d'ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, m'embarrasseraient (9) en beaucoup d'endroits, et banniraient de la plupart de ces récits la brèveté (3), qu'on peut fort bien appeler l'âme du conte, puisque sans elle il faut nécessairement qu'il languisse. Cette opinion ne saurait partir que d'un homme d'excellent goût; je demanderais seulement qu'il en relâchât quelque peu, et qu'il crût que les grâces lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des muses françaises, que l'on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.

Après tout, je n'ai entrepris la chose que sur l'exemple, je ne veux pas dire des anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des modernes. C'est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profession de

Patru, avocat au parlement de Paris; et membre de l'Académie française. VAR. M'embarrasserait et bannirait dans les éditions modernes. Les quatre éditions du temps de La Fontaine ont le pluriel.

(3) VAR. Brièveté dans les éditious modernes, et brèveté dans toutes celles doni.ées

par

La Fontaine

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poésie, que le Parnasse a jugé ceci de son apanage. A peine les fables qu'on attribue à Ésope virent le jour, que Socrate () trouva à propos de les habiller des livrées des Muses. Ce que Platon en rapporte est si agréable, que je ne puis m'empêcher d'en faire un des ornements de cette préface. Il dit (2) que Socrate étant condamné au dernier supplice, l'on remit l'exécution de l'arrêt à cause de certaines fêtes. Cébès l'alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit que les dieux l'avaient averti plusieurs fois, pendant son sommeil, qu'il devait s'appliquer à la musique avant qu'il mourût. Il n'avait pas entendu d'abord ce que ce songe signifiait; car, comme la musique ne rend pas l'homme meilleur, à quoi bon s'y attacher? Il fallait qu'il y eût du mystère là-dessous, d'autant plus que les dieux ne se lassaient point de lui envoyer la même inspiration. Elle lui était encore venue une de ces fêtes. Si bien qu'en songeant aux choses que le ciel pouvait exiger de lui, il s'était avisé que la musique et la poésie ont tant de rapport, que possible était-ce de la dernière qu'il s'agissait. Il n'y a point de bonne poésie sans harmonie.: mais il n'y en a point non plus sans fictions; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un tempérament: c'était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d'Ésope. Il employa donc à les mettre en vers les derniers

moments de sa vie.

Socrate n'est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la poésie et nos fables. Phèdre a témoigné qu'il était de ce sentiment; et, par l'excellence de son ouvrage, nous pouvons juger de celui du prince des philosophes. Après Phèdre, Aviénus a traité le même sujet. Enfin les modernes les

(1) L'érudition de La Fontaine est en défaut. Ces fables étaient connues longtemps avant la naissance de Socrate. Voir sur tout ce passage le Diction

naire de Bayle, vo Ésope.

(2) Le récit de Platon se trouve ici tant soit peu dénaturé. Voir le Dictionnaire de Bayle, vo Ésope; et Thurot, Apologie de Socrate d'après Platon et Xénophon; 1806, in-8°, p. 227.

ont suivis : nous en avons des exemples non-seulement chez les étrangers, mais chez nous. Il est vrai que, lorsque nos gens y ont travaillé, la langue était si différente de ce qu'elle est, qu'on ne les doit considérer que comme étrangers (1). Cela ne m'a point détourné de mon entreprise; au contraire, je me suis flatté de l'espérance que, si je ne courais dans cette carrière avec succès, on me donnerait au moins la gloire de l'avoir ouverte.

Il arrivera possible que mon travail fera naître à d'autres personnes l'envie de porter la chose plus loin. Tant s'en faut que cette matière soit épuisée, qu'il reste encore plus de fables à mettre en vers que je n'en ai mis. J'ai choisi véritablement les meilleures, c'est-à-dire celles qui m'ont semblé telles: mais, outre que je puis m'être trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là mêmes que j'ai choisies; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoi qu'il en arrive, on m'aura toujours obligation, soit que ma témérité ait été beureuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu'il fallait tenir, soit que j'aie seulement excité les autres à mieux faire.

Je pense avoir justifié suffisamment mon dessein: quant à l'exécution, le public en sera juge. On ne trouvera pas ici l'élégance ni l'extrême brèveté, qui rendent Phèdre recommandable: ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m'était impossible de l'imiter en cela, j'ai cru qu'il fallait en récompense égayer l'ouvrage plus qu'il n'a fait. Non que je le blâme d'en être demeuré dans ces termes: la langue latine n'en demandait pas davantage; et, si l'on y veut prendre garde, on reconnaîtra dans cet auteur

(1) On peut consulter pour l'histoire littéraire de l'apologue et des écrivains qui ont traité en France ce genre de composition le livre de M. Robert : « Fables inédites des xie xiile el xive siècles et Fables de La Fontaine rapprochées de tous les auteurs qui avaient avant lui traité les mémes sujets, précédées d'une notice sur les fabulistes; Paris, 1825, 2 vol. in-8°. Essai sur la fable et les fabulistes, par M. Walckenaer, t. 1 des œuvres de La Fontaine; Paris, 1822, in-8°.

le vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes: moi, qui n'ai pas les perfections du langage comme ils les ont eues, je ne la puis élever à un si haut point. Il a donc fallu se récompenser d'ailleurs : c'est ce que j'ai fait avec d'autant plus de hardiesse, que Quintilien dit qu'on ne saurait trop égayer les narrations. Il ne s'agit pas ici d'en apporter une raison : c'est assez que Quintilien l'ait dit. J'ai pourtant considéré que, ces fables étant sues de tout le monde, je ne ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C'est ce qu'on demande aujourd'hui: on veut de la nouveauté et de la gaieté. Je n'appelle pas gaieté ce qui excite le rire; mais un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.

Mais ce n'est pas tant par la forme que j'ai donnée à cet ouvrage qu'on en doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matière : car qu'y a-t-il de recommandable dans les productions de l'esprit, qui ne se rencontre dans l'apologue? C'est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l'antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate, choisissant, pour leur servir de père, celui des mortels qui avait le plus de communication avec les dieux. Je ne sais comme ils n'ont point fait descendre du ciel ces mêmes fables (1), et comme ils ne leur ont point assigné un dieu qui en eût la direction, ainsi qu'à la poésie et à l'éloquence. Ce que je dis n'est pas tout à fait sans fondement, puisque, s'il m'est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles (2) et la parabole est-elle autre chose que l'apologue,

(1) Suivant Philostrate, Vie d'Apollonius (liv. v, chap. xv), ce fut Mercure lui-même qui enseigna à Ésope, encore berger, l'art de l'apologue. La Fontaine ne connaissait sans doute pas ce passage. Voir le Dictionnaire de Bayle, vo Esope.

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(2) Voici ce que Voltaire dit de l'origine des fables: « Les fables attribuées à Ésope sont toutes des emblèmes, des instructions aux faibles pour se ga

c'est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s'insinue avec d'autant plus de facilité et d'effet qu'il est plus commun et plus familier? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse, nous fournirait un sujet d'excuse: il n'y en a point quand des abeilles et des fourmis sont capables de cela même qu'on nous demande.

C'est pour ces raisons que Platon, ayant banni Homère de sa république, y a donné à Ésope une place très-honorable. Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait; il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu. Plutôt que d'être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu'elles sont encore indifférentes au bien ou au mal. Or quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces fables? Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s'engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu'il fit pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d'un puits pour y éteindre leur soif; que le renard en sortit, s'étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d'une échelle; au contraire, le bouc y demeura pour n'avoir pas eu tant de prévoyance; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d'impression sur cet enfant. Ne s'arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins ⚫rantir des forts, autant qu'ils le peuvent... Il est vraisemblable que les fables dans le goût de celles qu'on attribue à Ésone, et qui sont plus anciennes que lui, furent inventées en Asie par les premiers peuples subjugués; des hommes libres n'auraient pas eu besoin de déguiser la vérité. On ne peut guère parler à un tyran qu'en paraboles: encore ce détour est-il dangereux. Il se peut très-bien aussi que les hommes aimant les images et les contes, • les gens d'esprit se soient amusés à leur en faire sans aucune autre vue. » Dict. philosophique, vo Fables.

Ainsi, pour La Fontaine, l'enseignement moral; pour Voltaire, l'esprit d'opposition et de résistance à la tyrannie, ou tout simplement le besoin de se distraire: telle est l'origine de la fable. Voltaire n'aurait-il point ici, par hasard, raison contre La Fontaine ?

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