Comment percer des airs la campagne profonde? Percer Mars, le Soleil, et des vides sans fin? Un atome la peut détourner en chemin : Où l'iront retrouver les faiseurs d'horoscope? L'état où nous voyons l'Europe
Mérite que du moins quelqu'un d'eux l'ait prévu: Que ne l'a-t-il donc dit? Mais nul d'eux ne l'a su. L'immense éloignement, le point, et sa vitesse, Celle aussi de nos passions, Permettent-ils à leur faiblesse
De suivre pas à pas toutes nos actions? Notre sort en dépend: sa course entresuivie
Ne va, non plus que nous, jamais d'un même pas ; Et ces gens veulent au compas Tracer le cours de notre vie!
Il ne se faut point arrêter
Aux deux faits ambigus que je viens de conter. Ce fils par trop chéri, ni le bon homme Eschyle, N'y font rien tout aveugle et menteur qu'est cet art, Il peut frapper au but une fois entre mille;
Ce sont des effets du hasard (1).
(1) L'insistance avec laquelle La Fontaine revient ici sur le néant de l'astrologie judiciaire, qu'il a déjà si magnifiquement maltraitée dans la fable x111 du livre II, montre combien cette chimère était en faveur de son temps.
Il se faut entr'aider; c'est la loi de nature. L'âne un jour pourtant s'en moqua: Et ne sais comme il y manqua;
Car il est bonne créature.
Il allait par pays, accompagné du chien,
(1) Abstemius, 109, de Cane adversus Lupum Asino non opitulante, quia sibi panem non dederal.
Gravement, sans songer à rien;
Tous deux suivis d'un commun maître. Ce maître s'endormit. L'âne se mit à paître : Il était alors dans un pré
Dont l'herbe était fort à son gré.
Point de chardons pourtant; il s'en passa pour l'heure : Il ne faut pas toujours être si délicat;
Et, faute de servir ce plat, Rarement un festin demeure. Notre baudet s'en sut enfin
Passer pour cette fois. Le chien, mourant de faim, Lui dit: Cher compagnon, baisse-toi, je te prie: Je prendrai mon dîné dans le panier au pain. Point de réponse; mot (1): le roussin d'Arcadie Craignit qu'en perdant un moment
Il ne perdît un coup de dent.
Il fit longtemps la sourde oreille : Enfin il répondit: Ami, je te conseille D'attendre que ton maître ait fini son sommeil; Car il te donnera sans faute, à son réveil,
Ta portion accoutumée:
Il ne saurait tarder beaucoup.
Sur ces entrefaites un loup
Sort du bois, et s'en vient autre bête affamée. L'âne appelle aussitôt le chien à son secours. Le chien ne bouge, et dit : Ami, je te conseille De fuir, en attendant que ton maître s'éveille; Il ne saurait tarder : détale vite, et cours. Que si ce loup t'atteint, casse-lui la mâchoire : On t'a ferré de neuf; et, si tu me veux croire, Tu l'étendras tout plat. Pendant ce beau discours, Seigneur loup étrangla le baudet, sans remède.
Je conclus qu'il faut qu'on s'entr'aidc.
XVIII. Le Bassa et le Marchand.
Un marchand grec en certaine contrée Faisait trafic. Un bassa (1) l'appuyait; De quoi le Grec en bassa le payait, Non en marchand: tant c'est chère denrée Qu'un protecteur! Celui-ci coûtait tant, Que notre Grec s'allait partout plaignant. Trois autres Turcs, d'un rang moindre en puissance, Lui vont offrir leur support en commun. Eux trois voulaient moins de reconnaissance Qu'à ce marchand il n'en coûtait pour un. Le Grec écoute; avec eux il s'engage; Et le bassa du tout est averti :
Même on lui dit qu'il jouera, s'il est sage, A ces gens-là quelque méchant parti, Les prévenant, les chargeant d'un message Pour Mahomet, droit en son paradis, Et sans tarder; sinon ces gens unis Le préviendront, bien certains qu'à la ronde Il a des gens tout prêts pour le venger: Quelque poison l'enverra protéger Les trafiquants qui sont en l'autre monde. Sur cet avis le Turc se comporta
Comme Alexandre (2); et, plein de confiance, Chez le marchand tout droit il s'en alla, Se mit à table. On vit tant d'assurance En ses discours et dans tout son maintien, Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien.
(2) Qui but la médecine que lui présenta son médecin Philippe, au moment où il venait de recevoir une lettre qui lui annonçait que celui-ci voulait l'empoisonner. Arrian., 1. II, c. xiv; Justin., 1. XI, c. vII; Plutarch., in Alexandr.,
Ami, dit-il, je sais que tu me quittes; Même l'on veut que j'en craigne les suites; Mais je te crois un trop homme de bien : Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage, Je n'en dis pas là-dessus davantage. Quant à ces gens qui pensent t'appuyer, Écoute-moi; sans tant de dialogue Et de raisons qui pourraient t'ennuyer, Je ne te veux conter qu'un apologue.
Il était un berger, son chien, et son troupeau. Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendait faire D'un dogue de qui l'ordinaire
Était un pain entier. Il fallait bien et beau Donner cet animal au seigneur du village. Lui, berger, pour plus de ménage, Aurait deux ou trois mâtineaux,
Qui, lui dépensant moins, veilleraient aux troupeaux Bien mieux que cette bête seule.
Il mangeait plus que trois; mais on ne disait pas Qu'il avait aussi triple gueule
Quand les loups livraient des combats.
Le berger s'en défait; il prend trois chiens de taille A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille. Le troupeau s'en sentit; et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille.
Si tu fais bien, tu reviendras à moi. Le Grec le crut.
Ceci montre aux provinces Que, tout compté, mieux vaut en bonne foi S'abandonner à quelque puissant roi, Que s'appuyer de plusieurs petits princes.
L'Avantage de la Science (1).
Entre deux bourgeois d'une ville S'émut jadis un différend: L'un était pauvre, mais habile; L'autre, riche, mais ignorant. Celui-ci sur son concurrent Voulait emporter l'avantage; Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l'honorer.
C'était tout homme sot: car pourquoi révérer Des biens dépourvus de mérite?
La raison m'en semble petite.
Mon ami, disait-il souvent Au savant,
Vous vous croyez considérable;
Mais, dites-moi, tenez-vous table?
Que sert à vos pareils de lire incessamment? Ils sont toujours logés à la troisième chambre (2), Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre Ayant pour tout laquais leur ombre seulement. La république a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien!
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien. Nous en usons, Dieu sait! notre plaisir occupe L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe, Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
A messieurs les gens de finance De méchants livres bien payés. Ces mots remplis d'impertinence
(1) Abstemius, 145, de Viro divile illitterato, et Inope docto.
(2) C'est-à-dire au troisième étage.
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