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Sort du lit quand le jour fut à peine levé;

Et de courir chez sa voisine : Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé; N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre: Mon mari vient de pondre un euf gros comme quatre.

Au nom de Dieu, gardez-vous bien

D'aller publier ce mystère.
Vous moquez-vous ? dit l'autre : ah ! vous ne savez guère

Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.
La femme du pondeur (1) s'en retourne chez elle.
L'autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :

Au lieu d'un euf, elle en dit trois.
Ce n'est pas encor tout; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait :

Précaution peu nécessaire ;

Car ce n'était plus un secret.
Comme le nombre d'oufs, grâce à la renommée,

De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d'un cent.

(1) Mot créé par La Fontaine.

VII.

- Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître ('). Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,

à
Ni les mains à celle de l'or :
Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.

Certain chien, qui portait la pitance au logis,
S'était fait un collier du dîné de son maître.

(1) REGNERII, Apologi Phædrii, pars I, p. 23, 1643, in-12, fab XVII, Coqui Canis et alii Canes.

Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être

Quand il voyait un mets exquis;
Mais enfin il l'était : et, tous tant que nous somnies,
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange! on apprend la tempérance aux chiens,

Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !
Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné,
Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.

Il n'en eut pas toute la joie
Qu'il espérait d'abord : le chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux, n'en étant plus chargé.

Grand combat. D'autres chiens arrivent :

Ils étaient de ceux-là qui vivent Sur le public, et craignent peu les coups. Notre chien, se voyant trop faible contre eux tous, Et que la chair courait un danger manifeste, Voulut avoir sa part; et, lui sage, il leur dit : Point de courroux, messieurs; mon lopin me suffit:

Faites votre profit du reste.
A ces mots, le premier il vous happe un morceau ;
Et chacun de tirer, le matin, la canaille,
A qui mieux mieux : ils firent tous ripaille;

Chacun d'eux eut part au gâteau.
Je crois voir en ceci l'image d'une ville
Où l'on met les deniers à la merci des gens.

Échevins, prévôt des marchands,

Tout fait sa main : le plus habile
Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l'argent, et dit le moindre mot,

On lui fait voir qu'il est un sot.
Il n'a pas de peine à se rendre :
C'est bientôt le premier à prendre.

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On cherche les rieurs; et moi je les évite.
Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite (9) :

Dieu ne créa que pour les sots
Les méchants diseurs de bons mots.
J'en vais peut-être en une fable

Introduire un; peut-être aussi
Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.

Un rieur était à la table

’un financier, et n'avait en son coin
Que de petits poissons : tous les gros étaient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l’oreille;

Et puis il feint, à la pareille,
D'écouter leur réponse. On demeura surpris :

Cela suspendit les esprits.
Le rieur alors, d'un ton sage,
Dit qu'il craignait qu'un sien ami,
Pour les grandes Indes parti,

N'eût depuis un an fait naufrage.
Il s'en informait donc à ce menu fretin :
Mais tous lui répondaient qu'ils n'étaient pas d'un âge

A savoir au vrai son destin;

Les gros en sauraient davantage.
N'en puis-je donc, messieurs, un gros interroger.

De dire si la compagnie

Prit goût à sa plaisa ieric,
J'en doute ; mais, enfin, « les sci enelger
A lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire

(1) Abstemius, 118, de Viro de morle patris pisciculos sciscitanle. C'es'. r'anecdote du poëte Philoxène de Cythere, racontée par Athénée, 1. I, ch. vi, t. I, p. 32 et 33 de la traduction française. (3) « C'est une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens. »

(MOLIÈRE.)

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Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus

Qui n'en étaient pas revenus,
Et que depuis cent ans sous l'abîme avaient vus

Les anciens du vaste empire.

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IX. — Le Rat et l'Huitre (").

Un rat, hôte d'un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva soûl.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.

Sitôt qu'il fut hors de la case:
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase !
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Téthys sur la rive
Avait laissé mainte huître; et notre rat d'abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord (2).
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire!
Il n'osait voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire :
J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point (3).
D'un certain magister le rat tenait ces choses,

Et les disait à travers champs;
N'étant point de ces rats qui, les livres rongeants,

Se font savants jusques aux dents.

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(1) Abstemius, 1, de Mure in cista nato; Æsop., 290, 212, Canis.

(2) La différence des dimensions entre le rat et l'huître n'est point assez grande pour que le rat se soit trompé à ce point.

(8) Allusion à un passage de Rabelais, liv. I, ch. XXXIII, t. I, p. 123. Quand on propose à Picrochole la conquète du monde, et qu'on lui fait traverser en idée, avec toute sa suite, les trois Arabies, il dit : a Hal paovres gents, que boirons-nous par ces déserts ? o On lui répond qu'on a pourvu à tout, et que la caravane de la Mecque s'y trouve, et lui fournit du pain et du vin, a Voʻre (dit Picrochole), mais nous ne busmes poinct frais. ) (Walck.)

D

Parmi tant d'huîtres toutes closes Une s'était ouverte ; et, bâillant au soleil,

Par un doux zephyr réjouie,
Humait l'air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nonpareil.
D'aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille;
Qu'aperçois-je ? dit-il; c'est quelque victuaille!
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus, maître rat, plein de belle espérance,
Approche de l'écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs; car l'huître tout d'un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l'ignorance.
Cette fable contient plus d'un enseignement:

Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement:

Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

X. — L'Ours et l’Amateur des jardins (1).
Certain ours montagnard, ours à demi léché,
Confiné par le Sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon, vivait seul et caché.
Il fût devenu fou : la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés ().
Il est bon de parler, et meilleur de se taire;
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.

(1) Livre des lumières, ou la Conduite des roys, composé par le sage Pilpay, Indien, p. 135. - Les Contes indiens et Fables indiennes de Bid paï et de Lokman, t. II, p. 180, le Jardinier et l'Ourse.

(2) L'isolement produit la folie. C'est l'argumen 'on invoque système cellulaire. On trouve chez notre poëte une grande quan aphorismes, qui reçoivent dans la pratique une application imméd

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