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L'époux d'une jeune beauté

Partait pour l'autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait Attends-moi, je te suis; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler.
Le mari fait seul le voyage.

La belle avait un père, homme prudent et sage;
Il laissa le torrent couler.

A la fin, pour la consoler :

Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes?
Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l'heure

Une condition meilleure

Change en des noces ces transports;

Mais après certain temps souffrez qu'on vous propose
Um époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. Ah! dit-elle aussitôt,

Un cloître est l'époux qu'il me faut.
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.

Un mois de la sorte se passe;

L'autre mois, on l'emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure:
Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d'autres atours.
Toute la bande des Amours

Revient au colombier; les Jeux, les Ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin :

On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence.

Le père ne craint plus ce défunt tant chéri;
Mais comme il ne parlait de rien à notre belle:

Où donc est le jeune mari

Que vous m'avez promis? dit-elle.

ÉPILOGUE

Bornons ici notre carrière:
Les longs ouvrages me font peur.
Loin d'épuiser une matière,
On n'en doit prendre que la fleur.
Il s'en va temps que je reprenne
Un peu de forces et d'haleine
Pour fournir à d'autres projets.
Amour, ce tyran de ma vie,
Veut que je change de sujets :

Il faut contenter son envie.

Retournons à Psyché (1). Damon, vous m'exhortez
A peindre ses malheurs et ses félicités :
J'y consens; peut-être ma veine

En sa faveur s'échauffera.

Heureux si ce travail est la dernière peine

Que son époux me causera!

(1) Il n'est pas besoin de rappeler que Psyché est le titre d'un des ouvrages de La Fontaine.

AVERTISSEMENT.

Voici un second recueil de fables que je présente au public (1). J'ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que j'ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets que pour remplir de plus de variété mon ouvrage. Les traits familiers que j'ai semés avec assez d'abondance dans les deux autres parties (2) convenaient bien mieux aux inventions d'Ésope qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répétitions ; car le nombre de ces traits n'est pas infini. Il a donc fallu que j'aie cherché d'autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d'ailleurs me semblaient le demander de la sorte. Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même ainsi je ne tiens pas qu'il soit nécessaire d'en étaler ici les raisons, non plus que de dire où j'ai puisé ces derniers sujets. Seulement je dirai, par reconnaissance, que j'en dois la plus grande partie à Pilpay, sage indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l'égard d'Ésope, si ce n'est Ésope lui-même Sous le nom du sage Locman. Quelques autres m'ont fourni des sujets assez heureux. Enfin, j'ai tâché de mettre en ces deux dernières parties toute la diversité dont j'étais capable.

(1) Ce recueil formait la troisième et la quatrième partie, deux volumes in-12, 1678 et 1679. Il contenait cinq livres.

(2) C'est-à-dire la première et la seconde partie, qui contenaient les six premiers livres ils avaient paru en 1668 et en 1669, in-12 et in-40, et ils furent réimprimés en 1678 avec la troisième et la quatrième partie.

Il s'est glissé quelques fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties que pour les dernières.

A MADAME

DE MONTESPAN".

L'apologue est un don qui vient des immortels (2);

Ou, si c'est un présent des hommes,

Quiconque nous l'a fait mérite des autels

Nous devons tous, tant que nous sommes,
Ériger en divinité

Le sage par qui fut ce bel art inventé.

C'est proprement un charme : il rend l'âme attentive,

Ou plutôt il la tient captive,

Nous attachant à des récits

Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.
O vous qui l'imitez, Olympe, si ma muse

A quelquefois pris place à la table des dieux,
Sur ses dons aujourd'hui daignez porter les yeux;
Favorisez les jeux où mon esprit s'amuse!

(1) Françoise-Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, marquise de MonTESPAN, née en 1641, morte le 28 mai 1707, à l'âge de soixante-six ans. Sa liaison avec Louis XIV avait commencé en 1668, et dura près de quinze ans, Jusqu'en 1685.

(2) La Fontaine a lui-même, sans le savoir fait son éloge, et presque son apothéose, lorsqu'il dit : si l'apologue

est un présent des hommes, Quiconque nous l'a fait mérite des autels.

C'est lui qui a fait ce présent à l'Europe.

(CHAMFORT.)

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