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«ques fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; << mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considé«<rable. Si on veut avoir quelque, plaisir de la lecture de cet « ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la « main dans în exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées « par chaque errata, aussi bien pour les deux premières « parties que pour les dernières. » Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine était de l'école de Boileau et de Racine en poésie; qu'il suivait les mêmes procédés de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement ses vers faciles? pas le moins du monde : La Fontaine me l'affirmerait en face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais il avait, comme tout poëte, ses secrets, ses finesses, sa correction relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout à fait dans ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait à s'en plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en traduction; il s'en glorifie à tout propos :

Térence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse;

Je le dis aux rochers, etc...

Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse;

Plein de Machiavel, entêté de Boccace,

J'en parle si souvent qu'on en est étourdi;
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Fera-t-on de lui un savant? son érudition a pour cela de trop singulières méprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a écrit dans sa Vie d'Ésope : « Comme « Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses « arrivées à Ésope ne devait pas être encore éteinte, j'ai crɩ « qu'il savait par tradition ce qu'il a laissé.'» En écrivan ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s'étaient écoulés entre le Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis le Grand. Dans une Épître à Huet, en fa

veur des anciens contre les modernes, et à l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient à Platon, son thème favori, et déclare qu'on ne pourrait trouver entre les sages modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que

La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.

Il attribue la décadence de l'ode en France à une cause qu'on n'imaginerait jamais :

l'ode qui baisse un peu

Veut de la patience, et nos gens ont du feu.

D'ailleurs, en cette remarquable Épître, il proteste contre l'imitation servile des anciens, et cherche à exposer de quelle nature est la sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin de la deuxième Épître d'André Chénier: l'idée, au fond, est la même; mais on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la différence profonde qui sépare un poëte artiste comme Chénier d'avec un poëte d'instinct comme La Fontaine.

Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poëtes, excepté Molière et peut-être Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Regnier, de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'André Chénier, l'est aussi de La Fontaine : lorsqu'on a parcouru ses divers mérites, il faut ajouter que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Molière, au contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style égale l'invention sans doute, mais ne la dépasse pas; la manière de dire y réfléchit le fond, sans l'éclipser. Quant à la façon de La Fontaine, elle est trop connue et trop bien analysée ailleurs pour que j'essaye d'y revenir. Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez grande de fadeurs galantes et de faux goût pastoral, que nous blâmerions dans Saint-Évremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en effet ces fadeurs et ce faux goût n'en sont plus, du moment qu'ils ont passé sous cette plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout le

charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions fréquentes qui font fuir son style et dévier sa pensée; ses vers délicieux, en découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'égarent, et ne se tiennent plus; mais cela même constitue une manière, et il en est de cette manière comme de toutes celles des hommes de génie : ce qui, autre part, serait inuifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou une grâce piquante.

La conversion de Mme de la Sablière, que La Fontaine n'eut pas le courage d'imiter, avait laissé notre poëte assez désœuvré et solitaire. Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne réunissait plus la même compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait fréquemment pour visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra, pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme, dont on sait les mœurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de l'esprit, il exposa au regard de tous une vieillesse cynique et dissolue, mal déguisée sous les roses d'Anacréon. Maucroix, Racine et ses vrais amis s'affligeaient de ces dérèglements sans excuse; l'austère Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à l'attirer en Angleterre, auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de la courtisane Ninon une lettre où elle lui disait : « J'ai su que vous souhaitiez La Fontaine en « Angleterre; on n'en jouit guère à Paris; sa tête est bien « affaiblie. C'est le destin des poëtes : le Tasse et Lucrèce « l'ont éprouvé. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux << pour La Fontaine, il n'a guère aimé de femmes qui en << eussent pu faire la dépense. » La tête de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon, mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que trop vrai : il touchait souvent de l'abbé de Chaulieu des gratifications dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, Mme d'Hervart, s'attacha au poëte, lui offrit l'attrait de sa maison, et devin

pour lui, à force de soins et de prévenances, une autre la Sablière. A la mort de cette dame, elle recueillit le vieillard, et l'envirorna d'amitié jusqu'au dernier moment. C'est chez elle que l'auteur de Joconde, touché enfin de repentir, revêtit le cilice qui ne le quitta plus. Les détails de cette pénitence sont touchants; La Fontaine la consa cra publiquement par une traduction du Dies iræ, qu'il lut à l'Académie, et il avait formé le dessein de paraphraser les psaumes avant de mourir. Mais, à part le refroidissement de la maladie et de l'âge, on peut douter que cette tâche, tant de fois essayée par des poëtes repentants, eût été possible à La Fontaine ou même à tout autre d'alors. A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c'étaient les sens d'ordinaire, et non la raison, qui égaraient; on avait été libertin, on se faisait dévot; on n'avait point passé par l'orgueil philosophique ni par l'impiété sèche; on ne s'était pas attardé longuement dans les régions du doute; on ne s'était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité. Les sens charmaient l'âme pour eux-mêmes, et non comme une distraction étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis, quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu'on revenait à la vérité suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'était pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d'éternelles obscurités et un abîme sans cesse ouvert; - je me trompe : il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'était Pascal.

SAINTE-BEUVE.

PRÉCIS SUR LA FONTAINE

PAR DIDEROT.

Jean de La Fontaine naquit le 8 juillet 1621, à Château-Thierry. Sa famille y tenait un rang honnête.

Son éducation fut négligée; mais il avait reçu le génie qui répare tout.

Jeune encore, l'ennui du monde le conduisit dans la retraite : le goût de l'indépendance l'en tira.

Il avait atteint l'àge de vingt-deux ans, lorsque quelques sons de la lyre de Malherbe, entendus par hasard, éveillèrent en lui la muse qui sommeillait.

Bientôt il connut les meilleurs modèles? Phèdre, Virgile, Horace et Térence, parmi les Latins; Plutarque, Homère et Platon, parmi les Grecs; Rabelais, Marot et D'Urfé, parmi les Français ; le Tasse, Arioste et Boccace, parmi les Italiens.

Il fut marié, parce qu'on le voulut, à une femme belle, spirituelle et sage, qui le désespéra.

Tout ce qu'il y eut d'hommes distingués dans les lettres le recherchèrent et le chérirent. Mais ce furent deux femmes qui l'empêchèrent de sentir l'indigence.

La Fontaine, s'il reste quelque chose de toi, et s'il t'est permis de planer un moment au-dessus des temps, vois les noms de la Sablière et d'Hervart passer avec le tien aux siècles à venir !

La vie de La Fontaine ne fut, pour ainsi dire, qu'une distraction continuelle. Au milieu de la société, il en était absent. Presque imbécile pour la foule, l'auteur ingénieux, l'homme aimable ne se laissait apercevoir que par intervalle et à des amis.

Il eut peu de livres et peu d'amis.

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