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Un animal cornu blessa de quelques coups
Le lion, qui, plein de courroux,
Pour ne plus tomber en la peine,

Bannit des lieux de son domaine
Toute bête portant des cornes à son front.
Chèvres, béliers, taureaux, aussitôt délogèrent;
Daims et cerfs de climat changèrent :
Chacun à s'en aller fut prompt.

Un lièvre, apercevant l'ombre de ses oreilles,
Craignit que quelque inquisiteur
N'allât interpréter à cornes leur longueur,
Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles.
Adieu, voisin grillon, dit-il ; je pars d'ici :
Mes oreilles enfin seraient cornes aussi;

Et quand je les aurais plus courtes qu'une autruche,
Je craindrais même encor. Le grillon repartit:
Cornes cela! Vous me prenez pour cruche!
Ce sont oreilles que Dieu fit.

On les fera passer pour cornes,
Dit l'animal craintif, et cornes de licornes.
J'aurai beau protester; mon dire et mes raisons
Iront aux Petites-Maisons (2).

(1) Faern., III, 2, Vulpes et Simius.

(2) Hôpital des fous à Paris, qui a reçu, depuis, une autre destination, et est devenu l'Hospice des Ménages.

(WALCK.)

V

Le Renard ayant la queue coupée.

Un vieux renard, mais des plus fins,

(1) Esop., 5, Vulpes cauda mutila; 7, Vulpes.- Faern., IV, 10, Vulpes.

Grand croqueur (1) de poulets, grand preneur de lapins, Sentant son renard d'une lieue,

Fut enfin au piége attrapé.

Par grand hasard en étant échappé,

Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue ;
S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile),
Un jour que les renards tenaient conseil entre eux :
Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? Il faut qu'on se la coupe :
Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.

Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe :
Mais tournez-vous, de grâce; et l'on vous répondra.
A ces mots il se fit une telle huée,

Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée.

(1) Mot forgé par La Fontaine.

VI.

La Vieille et les deux Servantes (1).

Il était une vieille ayant deux chambrières :
Elles filaient si bien, que les sœurs filandières
Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci.
La vieille n'avait point de plus pressant souci
Que de distribuer aux servantes leur tâche.
Dès que Téthys chassait Phébus aux crins dorés,
Tourets entraient en jeu, fuseaux étaient tirés;
Deçà, delà, vous en aurez :

Point de cesse, point de relâche.

(1) Esop., 44, 79, Mulier et Ancillæ.

Dès que l'Aurore, dis-je, en son char remontait,
Un misérable coq à point nommé chantait;
Aussitôt notre vieille, encor plus misérable,
S'affublait d'un jupon crasseux et détestable,
Allumait une lampe, et courait droit au lit
Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient les deux pauvres servantes.
L'une entr'ouvrait un œil, l'autre étendait un bras;
Et toutes deux, très-mal contentes,

Disaient entre leurs dents: Maudit coq, tu mourras !
Comme elles l'avaient dit, la bête fut grippée :
Le réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce meurtre n'amenda nullement leur marché :
Notre couple, au contraire, à peine était couché,
Que la vieille, craignant de laisser passer l'heure,
Courait comme un lutin par toute sa demeure.

C'est ainsi que, le plus souvent,
Quand on pense sortir d'une mauvaise affaire,
On s'enfonce encor plus avant :
Témoin ce couple et son salaire.
La vieille, au lieu du coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla (1).

(1) Incidit in Scyllam capiens vitare Charybdim.

Ce vers, si souvent cité comme étant d'un ancien, est de Gauthier de Châtillon, poëte du douzième siècle.

(WALCK.)

VII. - Le Satyre et le Passant (1).

Au fond d'un antre sauvage

Un satyre et ses enfants

(1) Esop., 26, 126, Homo et Satyrus.

Allaient manger leur potage,
Et prendre l'écuelle aux dents.

On les eût vus sur la mousse,
Lui, sa femme, et maint petit:
Ils n'avaient tapis ni housse,
Mais tous fort bon appétit.

Pour se sauver de la pluie,
Entre un passant morfondu.
Au brouet on le convie:
Il n'était pas attendu.

Son hôte n'eut pas la peine
De le semondre (1) deux fois,
D'abord avec son haleine

Il se réchauffe les doigts;

Puis sur le mets qu'on lui donne,
Délicat, il souffle aussi.

Le satyre s'en étonne :

Notre hôte, à quoi bon ceci

-L'un refroidit mon potage;
L'autre réchauffe ma main.

Vous pouvez, dit le sauvage,
Reprendre votre chemin.

Ne plaise aux dieux que je couche
Avec vous sous même toit!
Arrière ceux dont la bouchs

Souffle le chaud et le froid!

(1) De l'inviter.

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Un certain loup, dans la saison

Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie,
Et que les animaux quittent tous la maison
Pour s'en aller chercher leur vie ;

Un loup, dis-je, au sortir des rigueurs de l'hiver,
Aperçut un cheval qu'on avait mis au vert.
Je laisse à penser quelle joie.

Bonne chasse, dit-il, qui l'aurait à son croc!
Eh!

que n'es-tu mouton! car tu me serais hoc (2);
Au lieu qu'il faut ruser pour avoir cette proie.
Rusons donc. Ainsi dit, il vient à pas comptés;
Se dit écolier d'Hippocrate;

Qu'il connaît les vertus et les propriétés

De tous les simples de ces prés;

Qu'il sait guérir, sans qu'il se flatte,

Toutes sortes de maux. Si dom coursier voulait

Ne point celer sa maladie,

Lui loup, gratis, le guérirait;
Car le voir en cette prairie
Paître ainsi, sans être lié,

Témoignait quelque mal, selon la médecine.

J'ai, dit la bête chevaline,

Un apostume sous le pied.

Mon fils, dit le docteur, il n'est point de partie

Susceptible de tant de maux.

J'ai l'honneur de servir nos seigneurs les chevaux,

Et fais aussi la chirurgie.

(1) Esop., 134, 263, Asinus et Lupus.

(2) Tu me serais hoc, tu serais à moi, par allusion à un jeu de cartes nommé le hoc, et où l'on dit hoc, comme dans d'autres jeux on dit atout, en jetant sur le tapis les cartes gagnantes.

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