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du retard nous semblent différentes, et les jours du silence ont été tout autrement employés. Jeté jeune et sans éducation régulière au milieu d'une littérature compassée et d'une poésie sans âme, il a dû hésiter longtemps, s'essayer en secret, se décourager mainte fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et, en un mot, brûler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre unique que les circonstances ouvrirent à son cœur de citoyen. Béranger, comme tous les grands poëtes de ce temps, même les plus instinctifs, a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art délicat et savant se cache sous ses rêveries les plus épicuriennes, sous ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit à lui! mais cela n'était ni du temps ni du génie de La Fontaine.

Ce qu'est La Fontaine dans le conte, tout le monde le sait; ce qu'il est dans la fable, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins aisé de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompés; ils ont mis en action, selon le précepte, des animaux, des arbres, des hommes; ont caché un sens fin, une morale saine sous ces petits drames, et se sont étonnés ensuite d'être jugés si inférieurs à leur illustre devancier c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidité, se tient davantage à son petit récit, et n'est pas encore tout à fait à l'aise dans cette forme qui s'adaptait moins immédiatement à son esprit que l'élégie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant cinq livres, depuis le sixième jusqu'au onzième inclusivement, les contemporains se récrièrent, comme ils font toujours, et le mirent fort au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au complet la fable, telle que l'a inventée La Fontaine. Il avait fini évidemment par y voir surtout un cadre commode à pensées, à sentiments, à causerie; le petit drame, qui en fait le fond, n'y est plus toujours l'essentiel comme auparavant; la moralité de quatrain y vient au bout par un reste d'habi

tude: mais la fable, plus libre en son cours, tourne et dérive, tantôt à l'élégie et à l'idylle, tantôt à l'épître et au conte; c'est une anecdote, une conversation, une lecture, élevées à la poésie, un mélange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte rêveuse. La Fontaine est notre seul grand poëte personnel et rêveur avant André Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d'ordinaire la malice, la gaieté, et le conteur grivois nous rit du coin de l'œil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il a des tons qui viennent du cœur et une tendresse mélancolique qui le rapproche des poëtes de notre âge. Ceux du seizième siècle avaient bien eu déjà quelque avant-goût de rêverie; mais elle manquait chez eux d'inspiration individuelle, et ressemblait trop à un lieu commun uniforme, d'après Pétrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un caractère primitif d'expression vive et discrète; il la débarrassa de tout ce qu'elle pouvait avoir contracté de banal ou de sensuel; Platon, par ce côté, lui fut bon à quelque chose comme il l'avait été à Pétrarque; et quand le poëte s'écrie dans une de ses fables délicieuses:

Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
Ai-je passé le temps d'aimer ?

ce mot charme, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique, marque en poésie française un progrès nouveau qu'ont relevé et poursuivi plus tard André Chénier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers du seizième siècle l'avantage d'avoir donné à ses tableaux des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blé où se promène de grand matin le maître, et où l'alouette cache son nid; ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hôtes étour

dis font la cour à l'aurore dans la rosée et parfument de thym leur banquet, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers; La Fontaine avait bien observé ces pays, sinon en maître des eaux et forêts, du moins en poëte; il y était né, il y avait vécu longtemps, et, même après qu'il se fut fixé dans la capitale, il retournait chaque année vers l'automne à ChâteauThierry, pour y visiter son bien et le vendre en détail; car Jean, comme on sait, mangeait le fonds avec le revenu.

Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipé, et que la mort soudaine de Madame l'eut privé de la charge de gentilhomme qu'il remplissait auprès d'elle, Mme de la Sablière le recueillit dans sa maison et l'y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses mœurs, perdu de fortune, n'ayant plus ni feu ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d'une femme aimable, au sein d'une société spirituelle et de bon goût,avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait; et cette inviolable amitié, familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu'il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de Mme de la Sablière et des autres femmes distinguées qu'il célébrait en les respectant, sa muse, parfois souillée, reprenait une sorte de pureté et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins en moins scrupuleux avec l'âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnée dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts: l'une, élégante, animée,spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie et les illusions du cœur; l'autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice au front du vieillard. Mme de la Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n'avait pas été toujours exempte

de passions bumaines et de faiblesses selon le monde; mais, lorsque l'infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur fibre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette conversion, aussi sincère qu'éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touché comme d'un exemple à suivre; sa fragilité et d'autres liaisons qu'il contracta vers cette époque le détournèrent; et ce ne fut que dix ans après, quand la mort de Mme de la Sablière lui eut donné un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa en lui pour n'en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable Discours en vers qu'il lut le jour de sa réception à l'Académie française, et dans lequel, s'adressant à sa bienfaitrice, il lui expose avec candeur l'état de son âme:

Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre.
J'ai toujours abusé du plus cher de nos biens:
Les pensers amusants, les vagues entretiens,
Vains enfants du loisir, délices chimériques,
Les romans et le jeu, peste des républiques,
Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits
Ridicule fureur qui se moque des lois,
Cent autres passions des sages condamnées,
Ont pris comme à l'envi la fleur de mes années.
L'usage des vrais biens réparerait ces maux;
Je le sais, et je cours encore à des biens faux.

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Si faut-il qu'à la fin de tels pensers nous quittent;
Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent :
Je recule, et peut-être attendrai-je trop tard;
Car qui sait les moments prescrits à son départ?
Quels qu'ils soient, ils sont courts...

C'est, on le voit, une confession grave, ingénue, où l'onction religieuse et une haute moralité n'empêchent pas un reste de coup d'œil amoureux vers ces chimériques délices dont on est mal détaché. Et puis une simplicité d'exagération s'y mêle: les romans et le jeu qui ont égaré le pécheur sont la peste des républiques, une fureur qui se moque des lois. Et plus loin:

Que me servent ces vers avec soin composés?
N'en attends-je autre fruit que de les voir prisés ?
C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,
Et qu'au moins vers ma fin je ne commence à vivre;
Car je n'ai pas vécu, j'ai servi deux tyrans:
Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans.
Qu'est-ce que vivre, Iris ? vous pouvez nous l'apprendre;
Votre réponse est prête, il me semble l'entendre:
C'est jouir des vrais biens avec tranquillité,
Faire usage du temps et de l'oisiveté,

S'acquitter des honneurs dus à l'Être suprême,
Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même,

Bannir le fol amour et les vœux impuissants,

Comme hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants.

Sincère, éloquente, sublime poésie, d'un tour singulier, où la vertu trouve moyen de s'accommoder avec l'oisiveté, où les Phyllis se placent à côté de l'Être suprême, et qui fait naître un sourire dans une larme! Que La Fontaine n'a-t-il connu le Dieu des bonnes gens? il lui en aurait moins coûté pour se convertir.

Au premier abord, et à ne juger que par les œuvres, l'art et le travail paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et, si l'attention de la critique n'avait été éveillée sur ce point par quelques mots de ses préfaces et par quelques témoignages contemporains, on n'eût jamais songé probablement à en faire l'objet d'une question. Mais le poëte confesse, en tête de Psyché, que la prose lui coûte autant que les vers. Dans une de ses dernières fables au duc de Bourgogne, il se plaint de fabriquer, à force de temps, des vers moins sensés que la prose du jeune prince. Ses manuscrits présentent beaucoup de ratures et de changements; les mêmes morceaux y sont recopiés plusieurs fois, et souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouvé, tout entière de sa main, une première ébauche de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson, et en la comparant à celle qu'il a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux vers. Il est même plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux errata : « Il s'est glissé, dit-il en tête de son second recueil, quel

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