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la rébellion des campagnes : ils restèrent les otages des paysans.

A Sarnem, les paysans, cachant leurs armes sous leurs habits, se présentèrent chargés d'agneaux, de chevreaux, de chamois et de poules, comme pour apporter au seigneur les vœux et les tributs du premier jour de l'année. Le seigneur, qui sortait pour se rendre à l'église de Sarnem, les salua en passant, et leur dit d'attendre son retour. A peine avait-il franchi la herse qu'ils la baissèrent, tirèrent leurs armes cachées sous leurs présents, enchaînèrent la garnison, et, sonnant du haut du donjon la conque de corne de bœuf des montagnes, appelèrent le peuple à la liberté.

Pendant ces surprises ou ces assauts des compagnons de Stauffacher, Walther Furst et Guillaume Tell escaladaient le château, réputé imprenable, d'Uri; Melchthal et ses héros s'emparaient de toutes les autres citadelles. Le soir, des bûchers allumés par tous les vainqueurs sur tous ces remparts conquis répercutaient, de cime en cime et de vague en vague, la première lueur de l'indépendance helvétique, que huit siècles ne devaient plus éteindre. Cette date se confondait avec le nom de Tell, qui avait été, sinon le fondateur, du moins l'occasion de la liberté de son pays. Heureux les hommes dont les noms sont de telles dates et nomment leur peuple! La postérité ne leur demande plus leur titre à la gloire, mais elle les confond avec la grandeur, la vertu, l'éternité de leur race, et elle les bénit dans les derniers de leurs descendants!

XVII

Il en est ainsi de ce pauvre paysan nommé Guillaume Tell. Sa simplicité a une merveilleuse analogie avec le pays simple et pastoral qui célèbre à jamais son nom et son aventure dans ses traditions. Son image, celle de sa femme et de ses fils, se marient agréablement aux paysages grandioses, rustiques et riants de l'Helvétie, cette Arcadie moderne. Toutes les fois que le voyageur les visite; que les cimes indomptées du mont Blanc, du Saint-Gothard, du Rigi, s'élancent à ses yeux dans le firmament, comme le drapeau teint par le ciel de la liberté; que le lac des Quatre-Cantons montre une barque chancelante sur la cime bleue de ses vagues; que la cascade s'écroule en poussière du haut du Splughen, et se brise sur les rocs comme la tyrannie sur des cœurs libres; que les ruines d'une forteresse de l'Autriche assombrissent de leurs pans de murailles un mamelon d'Uri ou de Glaris, et qu'un rayon de soleil serein dore, au penchant d'un village, le velours vert d'une prairie où paissent les troupeaux, au son des clochettes et au ranz des vaches, l'imagination voit, à l'origine et au centre de toutes ces scènes, le chapeau élevé au sommet du sapin, l'archer condamné à viser la pomme sur la tête de son enfant, la pomme qui tombe traversée par la flèche; le père enchaîné au fond de la barque, domptant, la nuit, la tempête et sa propre colère pour sauver son bourreau; puis, quand le bourreau ingrat nienace sa femme et ses trois fils d'une mort cruelle,

cédant enfin à la nature, et frappant à mort le meurtrier. La naïveté de cette histoire ressemble à un poëme : c'est une idylle, où une seule goutte de sang brille parmi la rosée sur une feuille d'arbre et sur une touffe d'herbe. La Providence semble ainsi se complaire à donner à chaque peuple libre, pour fondateur de son indépendance, un héros fabuleux ou réel, conforme aux sites, aux mœurs, au caractère de ces peuples : à un peuple rustique et pastoral comme les Suisses, un paysan hėroïque; à un peuple fier et soulevé comme les Américains, un soldat honnête homme; deux symboles debout au berceau des deux libertés modernes pour personnifier leurs deux natures ici, Tell, avec sa flèche et sa pomme; là, Washington, avec son épée et ses lois !

L'HIVER.

Des aiguilles de glace où s'éclairent ces monts
L'année a pour six mois retiré ses rayons;
Le soleil est noyé dans la mer de nuages

Qui brise jour et nuit contre ces hautes plages,
Et jette au lieu d'écume, à leur cime, à leurs flancs,
La neige que la bise y fouette en flocons blancs.
Le jour n'a qu'un rayon brisé par les tempêtes,
Qui s'étend un moment tout trempé sur ces faîtes,
Et que l'ombre qui court vient soudain balayer,
Comme le vent la feuille au pied du peuplier.
Il semble que de Dieu la dernière colère
Abandonne au chaos ces cimes de la terre:

L'éternel ouragan torture ces sommets,

Les vagues de brouillards n'y reposent jamais;
Un sourd mugissement, qu'une plainte accompagne,
Roule dans l'air, et sort des os de la montagne.
C'est la lutte des vents dans le ciel; c'est le choc
Des nuages jetés contre l'écueil du roc;
C'est l'âpre craquement de la branche flétrie
Qui sous les lourds glaçons se tord, éclate et crie,
Du corbeau qui s'abat l'aigre croassement;

Des autans engouffrés le triste sifflement;
Les bonds irréguliers de la lourde avalanche

Qui tombe, et que le vent roule en poussière blanche;
L'éternel contre-coup des chutes des torrents
Qui sillonnent les rocs sous leurs bonds déchirants,
Et font gonfler le gouffre, où la cascade tonne,
D'un souffle souterrain, continu, monotone,
Tout semblable de loin aux frémissements sourds
De la corde d'un arc qui vibrerait toujours.

Plus de fêtes du ciel sur ces cimes voilées,
D'aurore étincelante ou de nuits étoilées;
Plus de festons de fleurs pendants à mon rocher;
Plus d'oiseaux accourus pour chanter ou nicher :
La corneille égarée y suit ses noires bandes;
Les frimas congelés sont les seules guirlandes
Qui garnissent la roche où nous nous enfonçons;
Le jour ne nous y vient qu'à travers les glaçons;
Mais dans l'air tiède assis, les deux mains sur la braise,
Aux lueurs du foyer qu'entretient le mélèze,

Nous passons sans ennui le temps des mauvais jours:
Ils sont si bien remplis que nous les trouvons courts.
Des entretiens coupés de quelque heure d'étude
Nous font de notre grotte une douce habitude;
Nous nous y recueillons avec la volupté

De l'oiseau dans son nid près de l'antre abrité,
Que sous un ciel de pluie ou sur la plaine blanche

Le vain courroux des vents berce au chaud sur sa branche.
Plus les vents déchaînés hurlent d'horribles cris,

Plus l'avalanche gronde et roule de débris,
Plus la nuit s'épaissit sous un ciel bas et terne,
Plus la neige s'entasse autour de la caverne,

Plus dans ces sifflements, ces terreurs du dehors,
Nous trouvons d'àpre joie et d'intimes transports,
Plus nous nous concentrons dans la roche qui tremble,
Et nous sentons la main de Dieu qui nous rassemble :
Et si d'un ciel d'hiver quelque rare soleil

Effleure par hasard la fenêtre au réveil,

Échappés du rocher comme un chevreuil du gîte,
Pour jouir du rayon nous nous élançons vite;

Nous crions de plaisir en voyant les cristaux

Formant des murs, des tours, de transparents châteaux,
Des arches de saphir, des grottes où l'aurore

Des verts reflets de l'onde en passant se colore,
Des troncs éblouissants où le givre entassé
Colle autour des rameaux un feuillage glacé,
Et la neige sans borne, et dont chaque parcelle,
En criant sous nos pieds, luit comme une étincelle.
Dans ces déserts mouvants nous creusons au hasard
Des sentiers dont la poudre éblouit le regard :
Comme dans l'herbe en fleurs où le chevreau se noie,
Dans ces lits de frissons nous nous roulons de joie ;
Nous rions en voyant tous deux nos cheveux blancs,
Poudrés par les frimas, de givre ruisselants;
Nous nous lançons la neige où nos doigts s'engourdissent;
De plaisir, en rentrant, nos pieds transis bondissent:
Car Dieu, qui nous confine en ce rude séjour,
Donne, même en hiver, sa joie à chaque jour.

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