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lit, l'avait rendue instruite comme une dame et dévote comme une sainte; les fils de nos voisines qui allaient en classe ou qui revenaient en vacances chez leurs parents prêtaient leurs vieux livres par charité à la pauvre vitrière infirme, par l'entremise de mon jeune frère, pour lui abréger le temps.

Le soir, à la veillée, quand mon père, mon frère, mes deux grandes sœurs étaient rentrés à la maison de leur ouvrage, elle nous rassemblait tous autour de son lit, pour nous lire à haute voix les belles histoires qu'elle avait lues tout bas dans la journée, et qui étaient propres å instruire mon petit frère, à amuser mes sœurs et à consoler mon père. C'étaient des chapitres de la Bible où il était parlé de pauvres gens exerçant honnêtement des états pénibles, comme nous, et cependant aimés et visités du Seigneur; des paroles de l'Evangile, avec des réflexions par des savants, pour en faire comprendre la beauté aux simples; les histoires de l'enfant Jésus étonnant sa mère, devant les docteurs, par sa science, lui obéissant ensuite humblement à la maison, et maniant les outils et le bois autour de l'établi d'un charpentier ; puis ses conversations et ses amitiés avec les jardiniers et les pauvres femmes des faubourgs de Jérusalem; c'ètaient, d'autres fois, des livres en mots qui faisaient voir les choses comme des images ou des tableaux devant yeux, et qui chantaient dans l'oreille comme une musique.

les

Ces livres racontaient les histoires d'un fils, nommé Télémaque, qui cherchait son père d'île en île, et qui était toujours arrêté par des naufrages, des aventures, des tentations et des malheurs qui faisaient pleurer, et qui

pourtant faisaient plaisir; ou bien encore, c'était l'histoire d'un malheureux, appelé Robinson, qui était jetė par la tempête dans un désert, au milieu de la mer, seul avec un chien et un oiseau, et qui trouvait dans son esprit et dans la grâce de Dieu les moyens de se bâtir une maison, de se faire un jardin, de s'attacher des troupeaux apprivoisés, et de bénir la Providence dans sa solitude.

Ces histoires nous divertissaient, pendant que mon père aiguisait ses varlopes sur une pierre imbibée d'huile, et que mon frère coupait ses vitres, comme nous déchirions de la toile, avec son poinçon de diamant. Quand l'Angelus sonnait dans le clocher, on fermait le livre et on allait se coucher pour se lever de grand matin, et on regrettait toujours que l'histoire ne fût pas finie.

Voilà comment nous passions les soirées d'hiver. Mais dans le jour, quand tout le monde était sorti, que la chambre et l'escalier étaient balayés et que la marmite bouillait à petit feu dans les cendres chaudes, ma mère me lisait, à moi toute seule, des passages plus sérieux et plus saints, qui lui plaisaient bien davantage, puisqu'ils ne parlaient rien que de Dieu et rien qu'à Dieu. C'était l'Imitation de Jésus-Christ, des Méditations sur les maladies, sur les afflictions, sur la mort, sur le ciel, et des livres de prière dont les pages étaient tachées de ses larmes et usées sous ses doigts. C'est dans ces pages qu'elle m'apprenait à lire et à prier. Toute petite que j'étais, j'aimais mieux ces livres que les autres, parce que ma mère prenait un visage bien plus recueilli et bien plus consolé quand elle les recevait de ma main, et que, dès que je la voyais s'attrister ou pleurer tout bas sur

son état, un de ces livres ouvert séchait ses larmes et lui rendait son sourire. Cela me faisait faire mes prières avec bien plus de componction et bien plus de plaisir au pied de son lit. Je m'imaginais toujours que Dieu était là qui nous entendait, et qu'en relevant mon front appuyé sur ses couvertures, j'allais voir ma mère, soulagée et guérie, me demander sa robe, et marcher comme moi à travers la maison. Mais la volonté de Dieu n'était pas ma volonté d'enfant. Ma mère continuait à languir, et je grandissais.

Elle priait pourtant avec une ferveur qui aurait fait envie aux anges. Elle jouissait surtout quand elle me voyait prier du bout des lèvres avec elle. Quelquefois elle me disait : « Geneviève, Dieu aime les enfants, parce qu'ils n'ont pas encore péché. Je ne puis aller à l'église; je suis sûre que si je pouvais y aller, je le toucherais et reviendrais guérie; vas-y pour moi; demain tu te lèveras de grand matin, tu iras entendre à ma place la première messe que le vieux prêtre dit avant le jour pour les pauvres gens qui n'ont pas une demi-heure à perdre au pied des autels, celle qu'on appelle la messe des servantes; tu réciteras mon chapelet que voilà, comme si c'était moi. Le bon Dieu prendra peut-être la présence et la prière de l'enfant pour la présence et la prière de la mère. Va, mon enfant! »

Et j'allais, monsieur; je me levais sans faire de bruit; je prenais mes sabots à la main, pour qu'on ne m'entendit pas, jusqu'au bas des escaliers; j'entrais dans l'église où il faisait encore nuit. Les servantes et les vieilles dames disaient : « Voyez donc, que cette petite est sage! -C'est la fille de la vitrière malade, disaient les autres; elle vient pour sa mère, pauvre enfant Elle apprend de

bonne heure la misère, elle a bien besoin de la grâce de Dieu!» Moi je ne m'arrêtais pas pour les écouter; j'allais à la place que ma mère m'avait indiquée, vers un pilier au coin de la grille du chœur, où il y avait une chapelle qu'on appelait la chapelle des guérisons; j'entendais la messe dans l'église froide et sombre, éclairée seulement par les deux petits cierges de l'autel ; je récitais sept ou huit fois le chapelet de ma mère, espérant toujours que ce serait le dernier grain qui serait le bon ! Je pleurais dessus d'impatience et d'ardeur, comme une enfant ! Puis je reprenais mes sabots, et je rentrais en courant à la maison. Merci, Geneviève, me disait ma mère; je ne suis pas guérie, mais je me sens mieux. L'heure de Dieu n'est pas notre heure, vois-tu; mais toutes les heures que nous lui consacrons nous sont comptées, ou pour ceci, ou pour cela. Attendons patiemment son moment. Celui qui nous donne les jours ne nous les compte pas. Peutêtre qu'il m'en garde un qui en vaudra mille, contre celui qu'il n'a pas voulu me donner aujourd'hui. » Et nous reprenions, toutes deux plus contentes, le petit trafic de la journée. C'est cela, je pense, monsieur, qui m'a donné, tout enfant et plus tard, un grand goût pour les églises, une grande envie de servir les ministres de Dieu, et qui m'a fait faire mon vœu comme je vais vous le raconter. Mais je vous ennuie, n'est-ce pas, monsieur? Dites-lemoi naturellement, et je vais tout vous dire en un seul mot.

-Non, lui dis-je, rien ne m'ennuie de ce qui sort avec vérité et simplicité du cœur; racontez-moi tout, comme cela vous revient en mémoire à vous-même; les détails, ma pauvre Geneviève, ne sont que les morceaux dont Dieu fait l'ensemble. Qu'est-ce que serait votre vie, si vous en retranchiez les jours?

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- Ah! c'est vrai, dit-elle, monsieur le curé le disait bien. Un million de brins d'herbe, ça fait un pré; des millions et des millions de grains de sable, ça fait une montagne. L'Océan est fait de gouttes d'eau; la vie est faite de minutes.

LE CHIEN DU SOLITAIRE.

Hélas! rentrer tout seul dans sa maison déserte,
Sans voir à votre approche une fenêtre ouverte,
Sans qu'en apercevant son toit à l'horizon
On dise: « Mon retour réjouit ma maison;
Une sœur, des amis, une femme, une mère,
Comptent de loin les pas qui me restent à faire;
Et dans quelques moments, émus de mon retour,
Ces murs s'animeront pour m'abriter d'amour! »
Rentrer seul, dans la cour se glisser en silence,
Sans qu'au-devant du vôtre un pas connu s'avance,
Sans que, de tant d'échos qui parlaient autrefois,
Un seul, un seul au moins tressaille à votre voix;
Sans que le sentiment amer qui vous inonde
Déborde hors de vous dans un seul être au monde,
Excepté dans le cœur du vieux chien du foyer,
Que le bruit de vos pas errants fait aboyer;
N'avoir que ce seul cœur à l'unisson du vôtre,
Où ce que vous sentez se reflète en un autre;
Que cet œil qui vous voit partir ou demeurer,
Qui sans avoir vos pleurs vous regarde pleurer,
Que cet œil sur la terre où votre œil se repose,
A qui, si vous manquiez, manquerait quelque chose,

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