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qu'il médite; méconnu de son peuple; trahi par ses pachas; ruiné par ses voisins; abandonné par la fortune, sans laquelle l'homme ne peut rien.

Après le palais de Beglierbeg, la côte d'Asie redevient boisée et solitaire jusqu'à Scutari, qui brille, comme un jardin de roses, à l'extrémité d'un cap, à l'entrée de la mer de Marmara. Vis-à-vis, la pointe verdoyante du sérail se présente à l'œil; et entre la côte d'Europe, couronnée de ses trois villes peintes, et la côte de Stamboul, tout éclatante de ses coupoles et de ses minarets, s'ouvre l'immense port de Constantinople, où les navires, mouillés sur les deux rives, ne laissent qu'une large rue aux caïques. Je glisse, à travers ce dédale de bâtiments, comme la gondole vénitienne sous l'ombre des palais, et je débarque à l'échelle des Morts, sous une avenue de cyprès.

Voilà donc l'intérieur de ce séjour mystérieux, le plus beau des séjours de la terre; scène de tant de drames sanglants, où l'empire ottoman est né et a grandi, mais où il ne veut pas mourir; car, depuis le massacre des janissaires, le sultan Mahmoud ne l'habite plus. Homme de mœurs douces et de volupté, ces taches de sang de son règne lui répugnent. Peut-être aussi ne s'y trouve-t-il pas en sûreté au milieu de la population fanatique de Stamboul, et préfère-t-il avoir un pied sur l'Asie et un pied sur sa flotte, dans ses trente palais des bords du Bosphore. Le caractère général de cette admirable demeure n'est ni la grandeur, ni la commodité, ni la magnificence; ce sont des tentes de bois doré et percées à jour. Le caractère de ces palais, c'est le caractère du peuple turc: l'intelligence

et l'amour de la nature. Cet instinct des beaux sites, des mers éclatantes, des ombrages, des sources, des horizons immenses encadrés par les cimes de neige des montagnes, est l'instinct prédominant de ce peuple. On y sent le souvenir d'un peuple pasteur et cultivateur qui aime à se rappeler son origine, et dont tous les goûts sont simples et instinctifs. Ce peuple a placé le palais de ses maitres, la capitale de sa ville impériale, sur le penchant de la plus belle colline qu'il y ait dans son empire et peutêtre dans le monde entier. Ce palais n'a ni le luxe intérieur ni les mystérieuses voluptés d'un palais d'Europe; il n'a que de vastes jardins, où les arbres croissent libres et éternels comme dans une forêt vierge, où les eaux murmurent, où les colombes roucoulent; des chambres percées de fenêtres nombreuses toujours ouvertes; des terrasses planant sur des jardins et sur la mer, et des kiosques grillės où les sultans, assis derrière leurs persiennes, peuvent jouir à la fois de la solitude et de l'aspect enchanté du Bosphore. C'est partout de même en Turquie; maître et peuple, grands et petits, n'ont qu'un besoin, qu'un sentiment, dans le choix et l'arrangement de leurs demeures: jouir de l'oeil, de la vue d'un bel horizon; ou, si la situation et la pauvreté de leur maison s'y refuse, avoir au moins un arbre, des oiseaux, un mouton, des colombes, dans un coin de terre autour de leur masure. Aussi, partout où il y a un site élevé, sublime, gracieux dans le paysage, une mosquée, un santon, une cabane turque, s'y placent. Il n'y a pas un site du Bosphore, un mamelon, un golfe riant de la côte d'Asie et d'Europe, où un pacha ou un vizir n'ait bâti une villa et un jardin. S'asseoir à l'ombre, en face d'un magnifique horizon, avec de belles branches de feuillage sur la tête, une fontaine auprès, la campagne ou la mer sous les yeux, et là

elle

passer les heures et les jours à s'ennuyer de contemplation vague et inarticulée, voilà la vie du musulman explique le choix et l'arrangement de ses demeures; elle explique aussi pourquoi ce peuple reste inactif et silencieux, jusqu'à ce que des passions le soulèvent et lui rendent son énergie native, qu'il laisse dormir en lui, mais qu'il ne perd jamais. Il n'est pas loquace comme l'Arabe; il fait peu de cas des plaisirs de l'amour-propre et de la société; ceux de la nature lui suffisent: il rêve, il médite et il prie. C'est un peuple de philosophes; il tire tout de la nature, il rapporte tout à Dieu. Dieu est sans cesse dans sa pensée et dans sa bouche; il n'y est pas comme une idée stérile, mais comme une réalité palpable, évidente, pratique. Sa vertu est l'adoration perpétuelle de la volontė divine; son dogme, la fatalité. Avec cette foi on conquiert le monde, et on le perd avec la même facilité, avec le même calme.

VICISSITUDES DES EMPIRES.

Spectateur fatigué du grand spectacle humain,
Tu nous laisses pourtant dans un rude chemin ;
Les nations n'ont plus ni barde ni prophète
Pour enchanter leur route et marcher à leur tête;
Un tremblement de trône a secoué les rois;
Les chefs comptent par jour, et les règnes par mois !
Le souffle impétueux de l'humaine pensée,
Équinoxe brûlant dont l'âme est renversée,
Ne permet à personne, et pas même en espoir,
De se tenir debout au sommet du pouvoir;

Mais, poussant tour à tour les plus forts sur la cime,
Les frappe de vertige et les jette à l'abîme.

En vain le monde invoque un sauveur, un appui :
Le temps, plus fort que nous, nous entraîne sous lui.
Lorsque la mer est basse, un enfant la gourınande;
Mais tout homme est petit quand une époque est grande!
Regarde! citoyens, rois, soldat ou tribun,

Dieu met la main sur tous et n'en choisit pas un;

Et le pouvoir, rapide et brûlant météore,

En tombant sur nos fronts, nous juge et nous dévore.
C'en est fait la parole a soufflé sur les mers,
Le chaos bout, et couve un meilleur univers;
Et pour le genre humain, où l'inconnu bouillonne,
Le salut est dans tous, et n'est plus dans personne !
A l'immense roulis d'un océan nouveau,

Aux oscillations du ciel et du vaisseau,

Aux gigantesques flots qui croulent sur nos têtes,
On sent que l'homme aussi double un cap des Tempêtes,
Et passe, sous la foudre et dans l'obscurité,

Le tropique orageux d'une autre humanité !

EXORDE DE LA VIE DE BOSSUET.

I

Si, après avoir étudié dans tous ses détails la vie, les actes, les œuvres, les croyances, les fautes, les vertus, le style, la parole d'un homme aussi mémorable que Bossuet, on cherche à résumer en un seul mot le caractère général de cet homme, le mot qui se

présente à l'esprit pour caractériser Bossuet, c'est le PRÊTRE !

Le PRÊTRE, pour apparaître dans toute sa majesté, dans toute son autorité, dans toute sa pompe morale de l'imagination, ne peut pas se personnifier plus complétement que dans Bossuet.

Bossuet, pour être lui-même, pour développer dans toute son étendue et à toute sa hauteur les grandes qualités d'âme, de génie, de gouvernement, d'éloquence, dont la nature l'avait pétri, ne pouvait être autre chose que PRÊTRE.

Cet homme était formé pour le sacerdoce, pour le pontificat, pour l'autel, pour le parvis, pour la chaire, pour la robe traînante, pour la tiare. Aucun autre lieu, aucune autre fonction, aucun autre costume, ne siéent à cette nature. L'imagination ne saurait se représenter Bossuet sous l'habit laïque. Il est né pontife. La nature et la profession sont si indissolublement liées et confondues en lui, que la pensée même ne peut les séparer. Ce n'est pas un homme, c'est un oracle.

II

Nous ne voulons ni flatter ni dénigrer ici le sacerdoce. Nous ne voulons parler du prêtre qu'en philosophe et en historien; la théologie est, comme la conscience, du domaine privé de chaque communion. Nous n'y entrons pas; mais, en laissant de côté la théologie du prêtre, et

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