Chaque ruisseau qui l'enfle est un flot qui l'altère, Nous parlions autrement, à l'âge où l'avenir Ce qu'à l'œil des enfants qui regardent les cieux Il n'a qu'à faire un pas sur la sombre colline : Mais quand ce feu céleste éblouirait ton âme, Dans ces vieux jours du monde avares de vertu, Crois-tu que ce reflet de la splendeur suprême, Du grand homme d'hier au grand homme du jour, Et qu'enfin l'avenir, acceptant l'héritage, Que les sots, éblouis des splendeurs de leur temps, Non! Tu ris avec moi de l'erreur où nous sommes; Qu'à cette épaisse nuit qui descend d'àge en âge Comme, en quittant la rive, un navire à la voile, Puis les tours de la ville où l'airain se balance, Du jour qui va les fuir la dernière clarté, Ces sommets décroissants plongent comme le reste, De la gloire et du temps voilà l'image sombre. CONSTANTINOPLE. Je viens de descendre et de remonter le canal du Bosphore de Constantinople à l'embouchure de la mer Noire. Je veux esquisser pour moi quelques traits de cette nature enchantée. Je ne croyais pas que le ciel, la terre, la mer et l'homme pussent enfanter de concert d'aussi ravissants paysages. Le miroir transparent du ciel ou de la mer peut seul les voir et les réfléchir tout entiers mon imagination les voit et les conserve ainsi ; mais mon souvenir ne peut les garder et les peindre que par quelques détails successifs. Écrivons donc vue par vue, cap par cap, anse par anse, coup de rame par coup de rame. Il faudrait des années à un peintre pour rendre une seule des rives du Bosphore. Le pays change à chaque regard, et toujours il se renouvelle aussi beau en se variant. Que puis-je dire en quelques paroles? Conduit, par quatre rameurs arnautes, dans un de ces longs caïques qui fendent la mer comme un poisson, je me suis embarqué seul, à sept heures du matin, par un ciel pur et par un soleil éclatant. Un interprète couché dans la barque, entre les rameurs et moi, me disait les noms et les choses. Nous avons longé d'abord les quais de Tophana, avec sa caserne d'artillerie. La ville de Tophana, s'élevant en gradins de maisons peintes, comme des bouquets de fleurs groupés autour de la mosquée de marbre, allait mourir sous les hauts cyprès du grand champ des morts de Péra. Ce rideau de bois sombre termine les collines de ce côté. Nous glissions à travers une foule de bâtiments à l'ancre, et de caïques innombrables qui ramenaient à Constantinople les officiers du sérail, les ministres et leurs kiaias, et les familles des Arméniens que l'heure du travail rappelle à leurs comptoirs. Ces Arméniens sont une race d'hommes superbes, vêtus noblement et simplement d'un turban noir et d'une longue robe bleue, nouée au corps par un châle de cachemire blanc; leurs formes sont athlétiques; leurs physionomies intelligentes, mais communes; le teint coloré, l'œil bleu, la barbe blonde; ce sont les Suisses de l'Orient: laborieux, paisibles, réguliers comme eux, mais comme eux calculateurs et cupides: ils mettent leur génie trafiquant aux gages du sultan ou des Turcs; rien d'héroïque ni de belliqueux dans cette race d'hommes : le commerce est leur génie; ils le feront sous tous les maîtres. Ce sont les chrétiens qui sympathisent le mieux avec les Turcs. Ils prospèrent, et accumulent les richesses que les Turcs négligent, et qui échappent aux Grecs et aux juifs tout est ici entre leurs mains; ils sont les drogmans de tous les pachas et de tous les vizirs. Leurs femmes, dont les traits aussi purs, mais plus délicats, rappellent la beauté calme des Anglaises ou des paysannes des montagnes de l'Helvétie, sont admirables; les enfants de même. Les caïques en sont pleins. Ils rapportent de leurs maisons de campagne des corbeilles de fleurs étalées sur la proue. Nous commençons à tourner la pointe de Tophana, et à glisser à l'ombre des grands vaisseaux de guerre de la flotte ottomane, mouillée sur la côte d'Europe. Ces énormes masses dorment là comme sur un lac. Les matelols, vêtus, comme les soldats turcs, de vestes rouges ou bleues, sont nonchalamment accoudés sur les haubans, ou se baignent autour de la quille. De grandes chaloupes chargées de troupes vont et viennent de la terre aux vaisseaux, et les canots élégants du capitanpacha, conduits par vingt rameurs, passent comme la flèche à côté de nous. L'amiral Tahir-Pacha et ses officiers sont vêtus de redingotes brunes et coiffés du fez, grand bonnet de laine rouge qu'ils enfoncent sur leurs fronts et sur leurs yeux, comme honteux d'avoir dė– pouillé le noble et gracieux turban. Ces hommes ont l'air mélancolique et résigné; ils fument leurs longues pipes à bout d'ambre. A quelques pas de ces vaisseaux, sur la rive d'Europe que je suis, je glisse sous les fenêtres d'un long et magnifique palais du sultan, inhabité maintenant. Il ressemble à un palais d'amphibies les flots du Bosphore, pour peu qu'ils s'élèvent sous le vent, rasent les fenêtres, et jettent leur écume dans les appartements du rez-de-chaussée; les marches des perrons trempent dans l'eau; des portes grillées donnent entrée à la mer jusque dans les cours et les jardins. Là sont des remises pour les caïques et des bains pour les sultanes, qui peuvent nager dans la mer à l'abri des persiennes de leurs salons. Derrière ces cours maritimes, les jardins d'arbustes, de lilas et de roses, s'élèvent en gradins successifs, portant des terrasses et des kiosques grillés et dorés. Ces pelouses de |