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Chaque ruisseau qui l'enfle est un flot qui l'altère,
Jusqu'au terme où, grossi de tant d'onde adultère,
Il va, grand mais troublé, déposant un vain nom,
Rouler au sein des mers sa gloire et son limon.
Heureuse au fond des bois la source pauvre et pure!
Heureux le sort caché dans une vie obscure!

Nous parlions autrement, à l'âge où l'avenir
Dans nos seins palpitants ne pouvait contenir,
Et débordait pour nous de la coupe de vie,
Comme un jus écumant d'une urne trop remplie.
A cet âge enivré, la gloire est à nos yeux

Ce qu'à l'œil des enfants qui regardent les cieux
Est l'astre de la nuit, dont l'orbe, près d'éclore,
Au sommet qu'il franchit semble toucher encore.
L'un d'eux, quittant ses jeux pour la douce splendeur,
Croit que pour s'emparer du disque tentateur,
Et pour se revêtir de la lueur divine,

Il n'a qu'à faire un pas sur la sombre colline :
Il s'avance, l'œil fixe et les bras entr'ouverts;
Et le globe de feu suspendu dans les airs,
Comme pour prolonger sa crédule espérance,
A hauteur de la main un moment se balance.
Il monte; mais déjà dans l'azur étoilé,
Quand il touche au sommet, l'astre s'est envolé,
Et, fuyant dans le ciel de nuage en nuage,
Est aussi loin déjà des monts que de la plage.
Confus de son erreur, il revient sur ses pas;
Et les fils du hameau qui sont restés en bas,
Occupés à choisir des fleurs au sein des plaines,
Ou des cailloux polis dans le lit des fontaines,
Sans songer à cet astre objet de ses regrets,
Au fond de la vallée en étaient aussi près !...

Mais quand ce feu céleste éblouirait ton âme,
Quand tu le poursuivrais sur un désir de flamme,

Dans ces vieux jours du monde avares de vertu,
Cette gloire rêvée, où la trouverais-tu?

Crois-tu que ce reflet de la splendeur suprême,
Cette immortalité qui sort de la mort même,
Soit ce mot profané qui passe tour à tour

Du grand homme d'hier au grand homme du jour,
Monnaie au coin banal qu'un jour frappe, un jour use,
Que la vanité paye à l'orgueil qu'elle abuse?
Crois-tu que chaque siècle en ait reçu d'en haut
Toujours la même soif avec le même lot;

Et qu'enfin l'avenir, acceptant l'héritage,
Ratifie à jamais ce risible partage

Que les sots, éblouis des splendeurs de leur temps,
En font de siècle en siècle entre tous leurs enfants?

Non! Tu ris avec moi de l'erreur où nous sommes;
Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes;
Tu sais que tôt ou tard dans l'ombre de l'oubli,
Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli;

Qu'à cette épaisse nuit qui descend d'àge en âge
A peine un nom par siècle obscurément surnage;
Que le reste, éclairé d'un moins haut souvenir,
Disparaît par étage à l'œil de l'avenir,

Comme, en quittant la rive, un navire à la voile,
A l'heure où de la nuit sort la première étoile,
Voit à ses yeux déçus disparaître d'abord
L'écume du rivage et le sable du port,

Puis les tours de la ville où l'airain se balance,
Puis les phares éteints qu'abaisse la distance,
Puis les premiers coteaux sur la plaine ondoyants,
Puis les monts escarpés sous l'horizon fuyants.
Bientôt il ne voit plus au loin qu'une ou deux cimes,
Dont l'éternel hiver blanchit les pics sublimes,
Refléter au-dessus de cette obscurité

Du jour qui va les fuir la dernière clarté,
Jusqu'à ce qu'abaissés de leur niveau céleste,

Ces sommets décroissants plongent comme le reste,
Et qu'étendue enfin sur la terre et les mers,
L'universelle nuit pèse sur l'univers.

De la gloire et du temps voilà l'image sombre.
Éloigne-toi d'un siècle, et tout rentre dans l'ombre;
Laisse pour fuir l'oubli tant d'insensés courir!
Que sert un jour de plus à ce qui doit mourir?

CONSTANTINOPLE.

Je viens de descendre et de remonter le canal du Bosphore de Constantinople à l'embouchure de la mer Noire. Je veux esquisser pour moi quelques traits de cette nature enchantée. Je ne croyais pas que le ciel, la terre, la mer et l'homme pussent enfanter de concert d'aussi ravissants paysages. Le miroir transparent du ciel ou de la mer peut seul les voir et les réfléchir tout entiers mon imagination les voit et les conserve ainsi ; mais mon souvenir ne peut les garder et les peindre que par quelques détails successifs. Écrivons donc vue par vue, cap par cap, anse par anse, coup de rame par coup de rame. Il faudrait des années à un peintre pour rendre une seule des rives du Bosphore. Le pays change à chaque regard, et toujours il se renouvelle aussi beau en se variant. Que puis-je dire en quelques paroles?

Conduit, par quatre rameurs arnautes, dans un de ces longs caïques qui fendent la mer comme un poisson, je me suis embarqué seul, à sept heures du matin, par un

ciel pur et par un soleil éclatant. Un interprète couché dans la barque, entre les rameurs et moi, me disait les noms et les choses. Nous avons longé d'abord les quais de Tophana, avec sa caserne d'artillerie. La ville de Tophana, s'élevant en gradins de maisons peintes, comme des bouquets de fleurs groupés autour de la mosquée de marbre, allait mourir sous les hauts cyprès du grand champ des morts de Péra. Ce rideau de bois sombre termine les collines de ce côté. Nous glissions à travers une foule de bâtiments à l'ancre, et de caïques innombrables qui ramenaient à Constantinople les officiers du sérail, les ministres et leurs kiaias, et les familles des Arméniens que l'heure du travail rappelle à leurs comptoirs. Ces Arméniens sont une race d'hommes superbes, vêtus noblement et simplement d'un turban noir et d'une longue robe bleue, nouée au corps par un châle de cachemire blanc; leurs formes sont athlétiques; leurs physionomies intelligentes, mais communes; le teint coloré, l'œil bleu, la barbe blonde; ce sont les Suisses de l'Orient: laborieux, paisibles, réguliers comme eux, mais comme eux calculateurs et cupides: ils mettent leur génie trafiquant aux gages du sultan ou des Turcs; rien d'héroïque ni de belliqueux dans cette race d'hommes : le commerce est leur génie; ils le feront sous tous les maîtres. Ce sont les chrétiens qui sympathisent le mieux avec les Turcs. Ils prospèrent, et accumulent les richesses que les Turcs négligent, et qui échappent aux Grecs et aux juifs tout est ici entre leurs mains; ils sont les drogmans de tous les pachas et de tous les vizirs. Leurs femmes, dont les traits aussi purs, mais plus délicats, rappellent la beauté calme des Anglaises ou des paysannes des montagnes de l'Helvétie, sont admirables; les enfants de même. Les caïques en sont pleins. Ils rapportent de leurs maisons

de campagne des corbeilles de fleurs étalées sur la proue.

Nous commençons à tourner la pointe de Tophana, et à glisser à l'ombre des grands vaisseaux de guerre de la flotte ottomane, mouillée sur la côte d'Europe. Ces énormes masses dorment là comme sur un lac. Les matelols, vêtus, comme les soldats turcs, de vestes rouges ou bleues, sont nonchalamment accoudés sur les haubans, ou se baignent autour de la quille. De grandes chaloupes chargées de troupes vont et viennent de la terre aux vaisseaux, et les canots élégants du capitanpacha, conduits par vingt rameurs, passent comme la flèche à côté de nous. L'amiral Tahir-Pacha et ses officiers sont vêtus de redingotes brunes et coiffés du fez, grand bonnet de laine rouge qu'ils enfoncent sur leurs fronts et sur leurs yeux, comme honteux d'avoir dė– pouillé le noble et gracieux turban. Ces hommes ont l'air mélancolique et résigné; ils fument leurs longues pipes à bout d'ambre. A quelques pas de ces vaisseaux, sur la rive d'Europe que je suis, je glisse sous les fenêtres d'un long et magnifique palais du sultan, inhabité maintenant. Il ressemble à un palais d'amphibies les flots du Bosphore, pour peu qu'ils s'élèvent sous le vent, rasent les fenêtres, et jettent leur écume dans les appartements du rez-de-chaussée; les marches des perrons trempent dans l'eau; des portes grillées donnent entrée à la mer jusque dans les cours et les jardins. Là sont des remises pour les caïques et des bains pour les sultanes, qui peuvent nager dans la mer à l'abri des persiennes de leurs salons. Derrière ces cours maritimes, les jardins d'arbustes, de lilas et de roses, s'élèvent en gradins successifs, portant des terrasses et des kiosques grillés et dorés. Ces pelouses de

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