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rieure, au contraire, ces vices se montrent dans toute leur nudité, et blessent davantage le sentiment moral dans le regard qui les contemple. La différence est dans l'apparence, et non dans le fait; mais, en réalité, le même vice est plus vice dans l'homme riche, élevé et instruit, que dans l'homme sans lumière et sans pain; car chez l'un le vice est de choix, chez l'autre, de nécessité. Mėprisez-le donc partout, et plus encore chez l'aristocratie vicieuse, et ne jugeons pas l'humanité par classe, mais par homme les grands auraient les vices du peuple s'ils étaient peuple, et les petits auraient les vices des grands s'ils étaient grands. La balance est égale; ne pesons pas.

Eh bien, passons, me dit-elle; mais laissez-moi croire que vous êtes aristocrate comme moi il m'en coûterait trop de vous croire du nombre de ces jeunes Français qui soulèvent l'écume populaire contre toutes les notabilités que Dieu, la nature et la société ont faites, et qui renversent l'édifice pour se faire, de ses ruines, un piedestal à leur envieuse bassesse!

Non, lui dis-je, tranquillisez-vous; je ne suis point de ces hommes je suis seulement de ceux qui ne méprisent pas ce qui est au-dessous d'eux dans l'ordre social, tout en respectant ce qui est au-dessus, mais dont le désir ou le rêve serait d'appeler tous les hommes, indépendamment de leur degré dans les hiérarchies arbitraires de la politique, à la même lumière, à la même liberté et à la même perfection morale. Et puisque vous êtes religieuse, que vous croyez que Dieu aime également tous ses enfants, et que vous attendez un second Messie pour redresser toutes choses, vous pensez sans doute comme eux et comme moi.

Oui, reprit-elle; mais je ne m'occupe plus de poli

tique humaine, j'en ai assez : j'en ai trop vu pendant dix ans que j'ai passés dans le cabinet de M. Pitt, mon oncle, et que toutes les intrigues de l'Europe sont venues retentir autour de moi. J'ai méprisé, jeune, l'humanité, je n'en veux plus entendre parler; tout ce que font les hommes pour les hommes est sans fruit les formes me sont indifférentes.

-Et à moi aussi, lui dis-je.

-Le fond des choses, continua-t-elle, c'est Dieu et la vertu!

- Je pense exactement ainsi, lui répondis-je. Ainsi n'en parlons plus, nous voilà d'accord! »>

Passant à des sujets moins graves, et plaisantant sur l'espèce de divination qui lui faisait comprendre un homme tout entier au premier regard et à la seule inspection de son étoile, je mis sa sagesse à l'épreuve, et je l'interrogeai sur deux ou trois voyageurs de ma connaissance, qui depuis quinze ans étaient venus passer sous ses yeux. Je fus frappé de la parfaite justesse de son coup d'œil sur deux de ces hommes. Elle analysa, entre autres, avec une prodigieuse perspicacité d'intelligence, le caractère de l'un d'eux, qui m'était parfaitement connu à moi-même; caractère difficile à comprendre à première vue, grand, mais voilé sous les apparences de bonhomie les plus simples et les plus séduisantes. Et ce qui mit le comble à mon étonnement, et me fit admirer le plus la mémoire inflexible de cette femme, c'est que ce voyageur n'avait passé que deux heures chez elle, et que seize années s'étaient écoulées entre la visite de cet homme et le compte que je lui demandais de ses impressions sur lui. La solitude concentre et fortifie toutes les facultés de l'âme. Les prophètes, les saints, les grands

hommes et les poëtes l'ont merveilleusement compris; et leur nature leur fait chercher à tous le désert ou l'isolement parmi les hommes.

La nuit s'écoula ainsi à parcourir librement, et sans affectation de la part de lady Esther, tous les sujets qu'un mot amène et emporte dans une conversation à tout hasard. Je sentais qu'aucune corde ne manquait à cette haute et ferme intelligence, et que toutes les touches du clavier rendaient un son juste, fort et plein, excepté pourtant la corde métaphysique, que trop de tension et de solitude avait faussée, ou élevée à un diapason trop haut pour l'intelligence mortelle. Nous nous séparâmes avec un regret sincère de ma part, avec un regret obligeant témoigné de la sienne.

« Point d'adieu, me dit-elle : nous nous reverrons souvent dans ce voyage, et plus souvent encore dans d'autres Voyages que vous ne projetez pas même encore. Allez vous reposer, et souvenez-vous que vous laissez une amie dans les solitudes du Liban. » Elle me tendit la main; je portai la mienne sur mon cœur, à la manière des Arabes, et nous sortîmes.

ENTRETIENS DE L'AME AVEC DIEU.

Comme la vague orageuse

S'apaise en touchant le bord;
Comme la nef voyageuse
S'abrite à l'ombre du port;
Comme l'errante hirondelle
Fuit sous l'aile maternelle
L'œil dévorant du vautour,
A tes pieds quand elle arrive,
L'âme errante et fugitive

Se recueille en ton amour.

Tu parles, mon cœur écoute;
Je soupire, tu m'entends;
Ton œil compte goutte à goutle
Les larmes que je répands :
Dans un sublime murmure,
Je suis, comme la nature,
Sans voix sous ta majesté;
Mais je sens, en ta présence,
L'heure pleine d'espérance
Tomber dans l'éternité!

Qu'importe en quels mots s'exhale

L'âme devant son auteur?

Est-il une langue égale

A l'extase de mon cœur?
Quoi que ma bouche articule,
Ce sang pressé qui circule,
Ce sein qui respire en toi,
Ce cœur qui bat et s'élance,

Ces yeux baignés, ce silence,

Tout parle, tout prie en moi.

Ainsi les vagues palpitent
Au lever du roi du jour;
Ainsi les astres gravitent,
Muets de crainte et d'amour;
Ainsi les flammes s'élancent,
Ainsi les airs se balancent,
Ainsi se meuvent les cieux,
Ainsi ton tonnerre vole,
Et tu comprends sans parole
Leur hymne silencieux.

RÉFLEXION.

Les hommes doués d'une sensibilité excessive jouissent plus et souffrent plus que les natures moyennes et modérées. J'ai participé à ces excès d'impressions dans la mesure de mon organisation. Ceux qui sentent plus expriment plus aussi : ils sont éloquents ou poëtes. Leurs organes paraissent faits d'un métal plus fragile, mais plus sonore que le reste de l'argile humaine. Les coups que la douleur y frappe y résonnent et y prolongent leur vi– bration dans l'âme des autres. La vie du vulgaire est un vague et sourd murmure du cœur; la vie des hommes sensibles est un cri; la vie du poëte est un chant.

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