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noirs, épais, saupoudrés de quelques grains de poussière de marbre, flottaient de la longueur d'une main derrière son cou; ils étaient coupés carrément, à larges entailles, par ses propres ciseaux, de manière à déborder seulement comme un ourlet noir entre la nuque et le collet, pour protéger son cou contre la pluie et la neige. Il n'avait pour tout vêtement qu'une chemise de fil de chanvre écrue, ouverte au cou, nouée sur la poitrine par deux clous de laiton, dont l'un servait d'épingle, et dont l'autre, recourbé en cercle autour du premier, formait une espèce de noeud de cuivre qui pinçait la toile et l'aplatissait sur la poitrine. Il portait sa veste sur l'épaule gauche. Ce n'était évidemment pour lui qu'un signe de respect, une marque de déférence, une décoration honorifique, qu'il ne portait que pour moi et non pour lui. Un pantalon de laine blanche, de même étoffe que sa veste, était serré autour de sa taille par une forte ceinture de cuir roux à petites poches fermées par un lacet de cuir aussi, d'où sortaient à moitié les branches de son compas et les manches de ses trois marteaux. Ce pantalon ne descendait qu'aux chevilles du pied. Un long tablier de peau de chèvre flottait et bruissait à chaque pas sur ses genoux. Il marchait avec la cadence lente et mesurée d'un homme qui pense en marchant, et dont la symétrie intérieure, ce balancier du pendule humain, règle instinctivement les mouvements du corps. Tel était l'extérieur du tailleur de pierres.

II

Mais sous cet extérieur grossier et sous ces habits rustiques éclatait néanmoins, dans la tête nue de cet homme,

une empreinte, je ne dirai pas seulement de dignité, mais de divinité de visage humain, qui imposait à l'œil et qui faisait rentrer toute idée de vulgarité et de dédain dans l'âme. La ligne de son front était aussi élevée, aussi droite, aussi pure d'inflexions ou de dépressions ignobles que les lignes du front de Platon dans ses bustes reluisants au soleil de l'Attique. Les muscles amaigris, creusés, palpitants, des orbites de ses yeux, de ses tempes, de ses joues, de ses lèvres, de son menton, avaient à la fois le repos et l'impressionnabilité d'une jeune fille convalescente de quelque longue maladie ou de quelque secrète douleur. Les paupières de ses yeux, bordées de longs cils, se relevaient sur le globe bleu clair et largement ouvert des prunelles, comme la paupière de l'homme accoutumé à regarder de bas en haut et à fixer les choses élevées. Les cils jetaient une ombre pleine de mystère entre les bords de ses paupières et l'œil. La méditation et la prière pouvaient s'y abriter sans interrompre le regard. Son nez, droit et légèrement bombé au milieu par le réseau des veines entrevues sous une peau fine, se rattachait aux lèvres par la cloison des narines, transparente au soleil qui brillait derrière lui. Les plis de la bouche étaient souples, sans contraction, sans roideur; ils fléchissaient un peu vers les bords sous le poids d'une tristesse involontaire, puis ils se relevaient par le ressort d'une fermeté réfléchie. Le teint avait la blancheur mate et saine du marbre exposé à l'air; l'ombre forte de ses cheveux noirs flottant sur ses joues dans quelques gouttes de sueur en relevait la pâleur. Il penchait son visage un peu en avant, par la puissance habituelle de la réflexion plus encore que par l'attitude du métier. En marchant ainsi près de cet homme, entrevu de côté à la lueur du soleil, qu'il me cachait, et qui le vêtissait de son auréole de

rayons, on sentait qu'on marchait à côté d'une âme. Tout pensait, tout sentait, tout aspirait, tout montait dans cette tête détachée du corps rustique qui la portait. On croyait voir le profil d'une pensée se détacher dans le soleil du matin sur le fond bleu et lumineux du firmament. Je n'osais pas lui adresser la parole, de peur de déranger le recueillement de ses traits. Sa voix, quand il répondait brièvement au vieux fermier, était timbrée, creuse et grave comme le son d'une dalle de marbre amincie et sans fêlure sous le petit marteau du polisseur; son accent ne causait pas, il chantait. On eût dit que tout était hymne dans cette poitrine, jusqu'à oui et non.

LE LA C.

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour!

O lac! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir!

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il? nous voguions en silence; On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

« O temps, suspends ton vol! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours!
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent;
Oubliez les heureux. »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse, Où la vie à longs flots nous verse le bonheur, S'envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur?

Hé quoi! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace?
Quoi! passés pour jamais? quoi! tout entiers perdus?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus?

Éternité, néant, passé, sombres abimes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez?
Parlez nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

O lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,

Gardez de ce beau jour, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux!

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés!

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers dont l'air est caressé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise: « Ils ont passé!

PUISSANCE DU SOUVENIR,

C'est une chose étrange et heureuse pour la nature humaine que l'espèce d'impossibilité de croire tout de suite à la disparition complète d'un être qu'on a beaucoup aimé. Entouré des témoignages de sa mort épars autour de moi, je ne pouvais pas encore me croire à jamais séparé d'elle. Sa pensée, son image, ses traits, le son de sa voix, le génie particulier de ses paroles, le charme de son visage, m'étaient si présents et, pour ainsi dire, si incorporés sans cesse, qu'il me semblait qu'elle était là plus que jamais, qu'elle m'enveloppait, qu'elle m'entretenait,

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