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d'adiniration. L'âne, le mulet et le cheval eux-mêmes connaissent ce panorama de Dieu. Ils y ralentissent le pas sans qu'on retire la bride, et baissent la tête pour flairer la vallée et pour brouter quelques touffes d'herbe brûlée par le vent sur le bord du ravin.

Ma jument se souvint de la place et de la halte; elle me laissa un moment regarder en arrière. Il y avait de quoi regarder tout le jour. Les cônes aigus des montagnes pelées du Mâconnais et du Beaujolais, groupės à droite et à gauche comme des vagues de pierre sous un coup de vent du chaos; sur leurs flancs, de nombreux villages; à leurs pieds, une immense plaine de prairies semées d'innombrables troupeaux de vaches blanches, et traversées par une large ligne aussi bleue que le ciel, lit serpentant de la Saône sur lequel flotte, de distance en distance, la fumée des navires à vapeur; au delà, une terre fertile, la Bresse, semblable à une large forêt; plus loin, un premier cadre. régulier de montagnes grises, murailles du Jura qui cache le lac Léman; enfin, derrière ce contre-fort des montagnes du Jura, qui ressemblent d'ici au premier degré d'un escalier dressé contre le ciel, toute la chaîne des Alpes depuis Nice jusqu'à Bâle, et au milieu le dôme blanc et rose du mont Blanc, cathédrale sublime au toit de neige qui semble rougir et se fondre dans l'éther, et devenir transparente comme du sable vitrifié sous le foyer du soleil, pour laisser entrevoir à travers ses flancs diaphanes les plaines, les villes, les fleuves, les mers et les îles d'Italie.

Après avoir effleure et touché cela d'un long coup d'œil, envoyé du cœur une pensée, un souvenir, une adoration à chaque lieu et à chaque pan de ce firmament, je

descendis par un sentier rapide et sombre, bordé d'un côté de forêts, de l'autre de prés ruisselants de sources, le revers de la chaîne que je venais de franchir. On n'a pendant longtemps devant les yeux d'autre horizon que des croupes de montagnes confuses, noires de sapins, ici ébréchées, là amoindries et comme usées par le frôlement des vents et des pluies. Ce sont les montagnes du Charolais, qui séparent l'Auvergne des Alpes. Ces collines, par leur engencement, leur étagement, la mobilité des ombres qu'elles se renvoient les unes les autres sur leurs flancs, du jour qu'elles se reflètent, par leur transparence au sommet, et les couches d'or que les rayons glissants du soleil y mêlent à la fleur déjà dorée des genêts, m'onttoujours rappelé les montagnes de la Sabine près de Rome, qu'aimait tant Horace; depuis que j'ai vu la Grèce, elles me représentent davantage les cimes rondes et à grandes échancrures des montagnes de la Laconie et de l'Arcadie. Quelquefois je m'arrête pour écouter si les vagues de la mer d'Argos ne bruissent pas à leurs pieds.

A mesure que je descendais, la petite vallée dont je suivais le lit se creusait plus profondément devant moi, se cachait sous plus de hètres et de châtaigniers, murmurait de plus de ruisseaux dans ses ravines, et, s'ouvrant davantage sur ses deux flancs, me laissait déjà apercevoir une plus large étendue et une plus creuse profondeur de la vallée de Saint-Point, dans laquelle elle vient aboutir. A l'endroit où ce ravin s'ouvre enfin tout à fait, et où on le quitte pour descendre en serpentant les flancs de la vallée principale, il y a un tournant du chemin qui serre le cœur, et qui fait toujours jeter un cri de joie ou d'admiration. A la droite, on compte neuf ou dix châtaigniers aussi vieux et aussi vénérés que ceux de Sicile; ils ram

pent plutôt qu'ils ne se dressent sur une pente de mousse et de gazon tellement rapide, que leurs feuilles et leurs fruits, en tombant, roulent loin de leurs racines, au moindre vent, jusqu'au fond d'un torrent. On ne voit pas ce torrent; on l'entend seulement à cinq ou six cents pas sous leur nuit de verdure. A la gauche, on descend du regard, de chalets en chalets et de bocage en chaume, jusqu'au fond d'une vallée un peu sinueuse, au milieu de laquelle on aperçoit sur un mamelon entouré de prés, voilées d'ombres, adossées à des bois, isolées des villages, baignées d'un ruisseau, deux tours jaunâtres, dorées du soleil: c'est mon toit.

Il y a entre l'homme et les murs qu'il a longtemps habités mille secrètes intimités à se dire, qui ne permettent jamais de se revoir, après de longues absences, sans qu'une conversation, qui semble véritablement animée et réciproque, ne s'établisse aussitôt entre eux. Les murs semblent reconnaître et appeler l'homme, comme l'homme reconnaît et embrasse les murs. Les anciens avaient senti et exprimé ce mystère. Ils disaient genius loci, l'âme du lieu; ils avaient les dieux lares, la divinité du foyer. Cette divinité s'est réfugiée aujourd'hui dans le cœur; mais elle y est, elle y parle, elle y pleure, elle y chante, elle s'y réjouit, elle s'y plaint, elle s'y console. Je ne l'ai jamais mieux entendue et sentie que ce matin.

Cette divinité du foyer, les animaux eux-mêmes l'entendent et la sentent; car au moment où ma vieille jument aperçut, quoique de si haut et de si loin, les tours du château et les grands prés à droite, où elle avait galopé et pâturé tant de fois dans sa jeunesse, un frisson courut en petits plis de soie sur son encolure; elle tourna

ses naseaux à droite et à gauche en flairant le vent, elle rongea du pied le rocher de granit sur lequel je l'avais arrêtée, elle hennit à ses souvenirs d'enfance, et, lançant deux ou trois ruades de gaieté à mes chiens sans les atteindre, elle bondit sous moi, en essayant de me forcer la main pour s'élancer vers ses chères images.

Je descendis; je l'attachai par la bride lâche à une branche pliante de houx couverte de ses graines de pourpre, pour qu'elle pût brouter à l'aise au pied du buisson, et je m'assis un moment sur la racine du châtaignier, le visage tourné vers ma demeure vide.

Le vent du midi avait redoublé d'haleine à mesure que le soleil était monté sous le ciel ; il avait pris les bouffées et les rafales d'une tempête sèche; depuis que le soleil avait commencé à redescendre vers le couchant, il avait balayé comme un cristal le firmament; il faisait rendre aux bois, aux rochers, et même aux herbes, des harmonies qui semblaient mêlées de notes joyeuses et de notes tristes, d'embrassements et d'adieux, de terreur et d'enthousiasme; il amoncelait en tourbillons les feuilles mortes, et puis il les laissait retomber et dormir en monceaux miroitants au soleil: ce vent avait dans les haleines des caresses, des tiédeurs, des sentiments, des mélancolies et des parfums qui dilataient la poitrine, qui enivraient les oreilles, qui faisaient boire par tous les pores la force, la vie, la jeunesse d'un incorruptible élément. On eût dit qu'il sortait du ciel, de la terre, des bois, des plantes, des fenêtres de la maison visible là-bas, du foyer d'enfance, des lèvres de mes sœurs, de la mâle poitrine de mon père, du cœur encore chaud de ma mère, pour m'accueillir à ce retour, et pour me toucher des lèvres sur la joue et au

front. Il faisait battre les mèches humides de mes cheveux sur mes tempes, sous le rebord de mon chapeau, avec des frissons aussi délicieux qu'il avait jamais fouetté mes boucles blondes dans ces mêmes prés sur mes joues de seize ans ! Je l'aspirais comme des lèvres qui se collent à l'embouchure d'une fontaine d'eau purc; je lui tendais mes deux mains ouvertes, mes doigts élargis comme un mendiant qu'on a fait entrer au foyer d'hiver, et qui prend, comme on dit ici, un air de feu. J'ouvrais ma veste et ma chemise sur ma poitrine, pour qu'il pénétrât jusqu'à

mon sang.

Mais cette première impression toute sensuelle épuisée, je glissai bien vite dans les impressions plus intimes et plus pénétrantes de la mémoire et du cœur; elles me poignirent, et je ne pus les supporter à visage découvert, bien qu'il n'y eût là, et bien loin tout alentour, que mes chiens, ma jument, les arbres, les herbes, le ciel, le scleil et le vent : c'était trop encore pour que je leur dévoi– lasse sans ombre l'abîme de pensées, de mémoire, d'images, de délices et de mélancolic, de vie et de mort, dans lequel la vue de cette vallée et de cette demeure submergeait mon front. Je cachais mon visage dans mes deux mains; je regardais furtivement entre mes doigts es tours, le balcon, le jardin, le verger, la fumée sur le toit, les bois derrière bordés de chaumières connues, la prairie, la rivière, les saules sur le bord de l'étang; et, recevant de chacun de ces objets un souvenir, une image, un son de voix, une personne, une voix à l'oreille, une vision dans les yeux, un coup au cœur, je fondis en eau, et je m'abimai dans l'impossible passion de ce qui n'est plus!... Vouloir ressusciter le passé, ce n'est pas d'un homme, c'est d'un Dieu; l'homme ne peut que le revoir

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