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humaine qu'on appelle la famille ; c'est la famille moins le sang, c'est la famille d'adoption, c'est la famille viagère, temporaire, annuelle, la famille à gages, si vous voulez; mais c'est la famille souvent aussi incorporée, aussi désintéressée, aussi payée par un salaire de sentiments, aussi dévouée à la considération, à l'honneur, à l'intérêt, à la perpétuité de la maison, que la maison même ; que dis-je ? souvent bien plus. J'ai été frappé de bonne heure de cette phrase de l'historien des proscriptions sanglantes du triumvirat d'Octave, d'Antoine et de Lépide. Il raconte les spoliations, les massacres, les fuites nocturnes, les refuges cherchés dans les antres, dans les forêts, chez les amis; les ingratitudes, les lâchetés, les perfidies, les ventes des proscrits par ceux chez qui ils cherchaient l'hospitalité, le secret, le salut; les victimes attirées au piége, marchandées, vendues, livrées par les délateurs au glaive des bourreaux d'Octave, et il termine cette énumération de ces trois ou quatre mille assassinats par ce résumé, qu'on n'a pas assez lu quand on apprécie la nature humaine, non au cœur, mais à la condition sociale :

« Chose éternellement notable, dit Velleius Paterculus, pendant ces proscriptions, la fidélité des mères et des femmes fut complète et sublime; celle des affranchis, douteuse et médiocre; celle des fils, nulle: beaucoup trahirent par cupidité leurs pères; celle des esclaves domestiques, admirable et presque générale. »

Ainsi fut-il pendant les proscriptions françaises de 1793 et 1794; sur dix proscrits, neuf furent cachés par les dévouements domestiques. La famille fut sauvée par les serviteurs. L'humanité devrait un monument éternel

à la domesticité. Et le cœur des familles, des enfants, des vieillards, que ne lui doit-il pas? Et la politique ellemême, que ne lui devrait-elle pas, si elle savait cons:dérer le domestique à sa vraie place dans la civilisation?

:

Aussi, pendant le peu de jours que j'ai passés au pouvoir, quand il a été question, dans les conseils du gouvernement, de donner ou de retirer le droit électoral aux domestiques, j'ai été bien loin d'imiter à leur égard le stupide rigorisme de la Convention, qui excluait du droit de citoyen et de suffrage les individus en état de domesticité; législation brutale et aveugle, qui refaisait des esclaves là où la nature a fait plus que des hommes libres des enfants, des fils, des frères, des amis d'adoption. J'ai dit : « Honorez le domestique, vous fortifierez la famille, ce pivot de toute démocratie morale; car le domestique est à la famille ce que la cour inté rieure est à la maison. Voulez-vous donner des millions de voix à la sainte influence de la famille? voulez-vous que vos élections soient inspirées par l'esprit de famille ? voulez-vous que les intérê's de conservation prévalent sur l'esprit de désordre? voulez-vous contre-balancer par un suffrage réfléchi, religieux, coïntéressé au sol et aux murs, les suffrages irréfléchis, turbulents, tumultueux, de ces masses flottantes qui fermentent ou divaguent sur la surface de vos populations? voulez-vous faire plus? voulez-vous mettre du coeur dans vos institutions électorales, et donner au sentiment le rôle qu'il a dans la nature humaine et qu'il doit avoir dans une législation populaire? Donnez le suffrage aux domestiques: vous donnerez ainsi dix voix pour une au père de famille; vous donnerez une voix aux femmes, aux vieillards, aux enfants, à la propriété, aux mœurs, aux habitudes; une

voix à la maison! C'est le suffrage électoral donné aux habitués du foyer qui sera le salutaire correctif des abus et des égarements du suffrage universel dépaysė. Si l'aristocratie antique ne l'avait pas compris, c'est qu'elle n'avait que des esclaves; si la féodalité ne l'avait pas compris, c'est qu'elle n'avait que des serfs, et que nous, nous avons une domesticité libre, c'est-à-dire des serviteurs, des hommes et des femmes greffés sur le tronc de la famille par la cohabitation, par l'attachement mutuel, par la fidélité, égale souvent à celle des filles ou des fils. Car, s'il y a des liens dans le sang, il y en a de presque aussi forts dans la flamme du même foyer. »

La domesticité, dans le moyen âge, donna les mêmes preuves de parenté et de dévouement à la famille que le vieux serviteur Eumée en donne, dans Homère, au fils de la maison, Ulysse, visitant ses foyers usurpės. Il y a dans la belle et pathétique histoire de Marie Stuart, par M. Dargaud, un récit d'une servante ou nourrice, comme on les appelait alors, que je n'ai jamais lu sans bénir et sans glorifier dans mon cœur la domesticitė. Le voici :

Le duc de Norfolk, parent et héritier du trône de la reine Élisabeth, se prend d'amour pour la Cléopatre moderne, pour la captive d'Holyrood, pour la belle et infortunée Marie Stuart, reine d'Écosse. Il conspire avec ses vassaux pour l'enlever de son cachot et pour lui rendre un trône avec son cœur. Élisabeth découvre le mystère de ces amours, rompt la trame, arrête Norfolk et le fait condamner à avoir la tête tranchée sur un échafaud dressé dans la tour de Londres. Le duc, accompagné de ses am's, à qui il était permis alors de faire cortège au mou

rant, s'avance fièrement vers le lieu du supplice. Arrivé au pied de l'échafaud, il a soif et demande à boire. « Une femme âgée et voilée, qui l'avait suivi tout en pleurs, dit l'historien, lui présente une coupe que le duc reconnut aussitôt : c'était sa propre coupe, celle de ses ancêtres, et cette femme prévoyante et attentive jusqu'à la mort était sa nourrice, la servante de ses châteaux. Elle versa de l'ale dans la coupe, le mourant y trempa ses lèvres. Lorsqu'il rendit la coupe vide à la pauvre femme, elle saisit et baisa en pleurant la main de son maître. « Que <«Dieu te bénisse! lui dit le duc, et que nos enfants te « vénèrent à cause de ce que tu as fait ! » Puis, comme il sentit qu'il s'attendrissait à l'heure où l'homme a besoin de sa force, il monta rapidement les degrés de l'échafaud, appuyé sur le bras du doyen de Saint-Paul. »

L'antiquité n'a rien de plus naïf ni rien de plus touchant que cette coupe reconnue à l'heure où on laisse tout sur la terre, et cette main de servante tendant au seigneur la coupe de l'échafaud.

LA GROTTE DE JOCELYN.

Mais de ces lieux charmants le chef-d'oeuvre est la voûte
Dans le rocher, dont l'aigle a seul trouvé la route;
A l'orient du lac et le long de ses eaux,

La montagne en croulant s'est brisée en morceaux,
Et, semant ses rochers en confuses ruines,
A de leurs blocs épars entassé les collines.

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Ces rocs accumulés, par leur chute fendus,

L'un sur l'autre au hasard sont restés suspendus;

Les ans ont cimenté leur bizarre structure,

Et recouvert leurs flancs et le sol de verdure.
On y marche partout sur un tertre aplani
Que la feuille tombée et la mousse ont jauni;
Seulement quand on frappe on peut entendre encore
Résonner sous les pas le terrain plus sonore.
Cinq vieux chênes, germant dans ses concavités,
Y penchent en tous sens leurs troncs creux et voùtés;
De leurs pieds chancelants les bases colossales
Du granit au granit joignent les intervalles,
S'enlacent sur le sol comme de noirs serpents,
Et retiennent les blocs entre leurs nœuds rampants :
Le plus vieux, suspendu sur l'une des ravines,
La couvre comme un pont de ses larges racines;
Puis, aux rayons du jour pour mieux la dérober,
Étend un vaste bras qu'il laisse retomber,
Et, sous ce double abri de rameaux, de verdure,
Il voile à tous les yeux son étroite ouverture.
Il faut, pour découvrir cet antre souterrain,
Ramper en écartant les feuilles de la main.
A peine a-t-on glissé sous l'arche verte et sombre,
Un corridor étroit vous reçoit dans son ombre;
On marche un peu courbé sous d'humides arceaux,
De circuits en circuits, au bruit profond des eaux,
Qui creusant à vos pieds un canal dans la pierre,
Murmurent jusqu'au lac dans leur solide ornière.
Un jour pâle et lointain, lueur qui part du fond,
Guide déjà les yeux dans ce sentier profond;
La voûte s'agrandit, le rocher se retire;
Le sein plus librement se soulève et respire;
Le sol monte, trois blocs vous servent de degrés,
Et dans la roche vide enfin vous pénétrez.
Vingt quartiers, suspendus sur leur arête vive,
En soutiennent le dôme en gigantesque ogive;

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