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partout. Nos ouvrages nous touchent de si près, qu'il faut une rare modération pour séparer deux intérêts que le censeur affecte presque toujours de confondre. Cependant il semble qu'une critique sévère et raisonnée excite rarement des plaintes. On peut être offensé, mais on ne s'irrite pas; c'est le sarcasme, c'est la froide moquerie qui blesse et qui outrage. L'amour-propre consentirait à être blàmé; mais il ne peut souffrir d'être raillé. Le blâme n'exclut pas l'estime; il laisse la consolation de discuter, de contredire. La raillerie est l'expression irrévocable du dédain. Que la critique évite toujours la hauteur et l'ironie; elle embarrassera beaucoup les amours-propres les plus intraitables; elle leur ôtera la cause ou le prétexte de leurs ressentiments. Car enfin l'homme critiqué mal à propos n'est pas insulté; une remarque fausse mais polie n'est pas un affront. Quel que soit votre dépit intérieur, vous ne pouvez vous plaindre d'une observation sur votre ouvrage, comme d'une plaisanterie contre vous. Personne ne partagerait l'exagération de vos plaintes; et la critique, avec un peu d'habileté, aurait le plaisir d'être injuste, en ayant l'air d'être modérée.

Il est aussi pour l'homme de lettres une sage et noble vengeance, c'est de mépriser l'injustice, de compter sur son talent, et d'en multiplier sans cesse les titres; il y gagnera du temps et de la gloire. Puis-je oublier ici la touchante leçon que présente la vie du grand poëte dont nous avons vu les derniers feux s'éteindre, et jeter en mourant une si vive lumière? Sa longue carrière, marquée par tant de succès, ne fut pas respectée de l'envie. Quelles opiniâtres censures avaient poursuivi son premier chef-d'œuvre! Combien de fois elles se renouvelèrent! Et quand il fallut enfin céder à la renommée, avec quelle obstination artificieuse on

s'efforça longtemps de borner le talent de M. Delille par les prodiges mêmes de son art, et d'admirer beaucoup ses vers, pour mieux l'exclure du grand nom de poëte! Mais le poëte continua de chanter d'une voix plus forte, plus flexible et plus sonore. Il avait écouté la critique sans colère et sans dédain, il en avait souri; et, ce qui n'est pas moins rare, il en avait quelquefois profité. Pendant que la critique examinait sévèrement ses fautes brillantes, sa verve longtemps exempte de vieillesse enfanta des beautés plus fières et plus hardies. On combattit, mais on céda. Le nom de M. Delille se vit environné de l'admiration des hommes de lettres, ceux dont la justice est toujours la plus prompte et la plus sûre. La critique perdit son amertume et sa rigueur, et se para quelquefois d'une grâce ingénieuse, pour célébrer un talent qui bientôt allait finir, dont les beautés s'étaient agrandies, et dont les défauts mêmes, conservés sous les glaces de l'àge, devenaient une singularité incorrigible et piquante.

Ainsi, Messieurs, les hommes supérieurs, lorsqu'ils sont assez sages pour ne pas s'engager dans ces interminables querelles où l'envie s'aigrit encore du poison de la haine, voient enfin tous les contemporains consentir à leur gloire. Les talents qui, dès leur début, éveillent la critique par de grandes beautés, et qui, moins courageux ou moins féconds, ne la font pas taire par une succession rapide d'efforts et de triomphes, se ressentent plus longtemps d'une première injustice; mais l'envie désarmée par leur repos leur pardonne aussi. La médiocrité sage et laborieuse est ordinairement ménagée; car elle n'effraie pas; comme elle ne doit pas s'avancer loin dans la carrière, on la laisse passer sous la garantie de sa faiblesse. Quelle que soit donc l'injustice de la critique, elle afflige plus les hommes de lettres

qu'elle ne peut leur nuire. C'est un abus sans doute que le droit de blâmer appartienne à des juges souvent intéressés et inhabiles; mais le danger de cet abus s'est affaibli par son excès même. On a vu tant d'hommes de talent insultés, tant d'écrivains sans mérite pompeusement célébrés, que les termes ont beaucoup perdu de leur force réelle. La critique contemporaine gardera toujours les abus qui lui sont essentiels, l'exagération et le caprice. Plus il y aura de bons écrivains, moins elle sera puissante; elle ne prescrira jamais contre le vrai talent. Considérée généralement, elle n'exercera sur le goût qu'une influence incertaine et passagère. Quelques hommes pourront la manier avec supériorité, mais ils auront tort de s'y condamner. Vous serez plus utile, vous profiterez mieux de vous-même, en faisant un assez bon ouvrage, qu'en critiquant avec esprit tous les mauvais livres qui se font autour de vous. La haute critique qui s'exerce sur la théorie des beaux-arts et sur le génie des écrivains anciens ou étrangers, pourra se perfectionner encore. L'époque où les sources de l'invention commencent à tarir, où la composition originale s'épuise, fut toujours celle où l'on raisonna le plus ingénieusement sur les productions des siècles créateurs. Puisse seulement la critique littéraire ne pas envahir tout le domaine des lettres! Honneur et reconnaissance aux esprits plus hardis, qui, malgré le génie de nos prédécesseurs et la satiété de notre siècle, s'exposent à produire encore, et qui, dans les diverses carrières du talent, perpétuent le difficile mérite de l'invention! Écrivains justement célèbres, qui honorez votre siècle, et vous qui devez l'honorer un jour, attendez-vous à rencontrer sur votre passage la contradiction et l'envie; mais il y a deux réponses qui triomphent de tout : le silence et un nouvel ouvrage. Les hommes cèdent toujours à la persévérance

du talent. La critique impartiale éclaire et devance l'opinion; la critique injuste ne peut l'être toujours, ou du moins elle cesse d'être dangereuse; elle se corrige ou se décrédite: on l'écoute encore; mais on n'y croit plus.

Pour nous, jeunes écrivains, dont les faibles commencements n'inquiètent personne, ne nous flattons pas trop vite de mériter des envieux. Malgré la règle commune, il peut arriver qu'on soit médiocre et sévèrement critiqué. Défions-nous de notre orgueil avant de soupçonner l'injustice d'autrui. L'amour des lettres ressemble à toutes les passions; il aveugle, il égare, il nous fait illusion sur nous-mêmes et sur les autres ; il prend l'ardeur de ses vœux pour la mesure de ses forces; il s'indigne d'être arrêté dans son cours, et souvent il a besoin de l'être. Le talent est rare, la vanité crédule, la gloire séduisante.

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ÉLOGE

DE MONTESQUIEU.

Le genre humain avait perdu ses titres : Montesquieu les a retrouvés, et les lui a rendus.

VOLTAIRE.

Si toutes les nations de l'Europe, enfin réunies par l'intérêt de l'humanité et la fatigue de la guerre, voulaient élever un monument de leur réconciliation, et choisir un grand homme dont l'image, consacrée dans ce temple nouveau, parût un symbole de justice et d'alliance, elles ne le chercheraient ni parmi les héros ni parmi les rois qu'elles admirent. Sans doute, on ne pourrait pas introduire dans le sanctuaire de la paix la statue d'un capitaine fameux, quand même on en trouverait un seul qui n'eût jamais entrepris de guerres injustes; on n'y recevrait pas un de ces politiques profonds qui, par leur génie, ont fait la grandeur de leur pays; car il ne s'agirait pas alors de la grandeur d'un État, mais du repos de l'Europe; on n'accueillerait pas même l'image révérée des plus grands rois : ils ont quelquefois sacrifié l'intérêt de l'humanité à celui de leurs peuples, ou plutôt de leur

'Cet éloge a remporté le prix d'éloquence décerné par l'Académie française, dans sa séance du 25 août 1816.

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