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RAPPORT

SUR

LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1845.

MESSIEURS,

L'Académie avait proposé, pour sujet du prix de poésie, une des merveilles de l'industrie moderne, cette vitesse accélérée que Leibnitz prévoyait il y a cent ans, lorsque, se complaisant à la pensée des inventions possibles, il promettait que quelque jour un chariot de forme nouvelle franchirait en douze heures le chemin de Hambourg à la frontière de Hanovre. La prédiction est accomplie ! La distance s'est abrégée, et le temps s'est accru pour l'homme. Célébrer cette découverte, la peindre, en marquer l'influence, ce n'est pas une œuvre étrangère au talent poétique. La science, dans ses applications populaires, est aujourd'hui et sera dans l'avenir une des sources de l'imagination; mais cette source est plus féconde que facilement accessible. Une exactitude un peu technique, un enthousiasme déclamatoire sont d'abord à craindre.

L'Académie a reconnu ces défauts dans quelques pièces estimables d'ailleurs; et elle ajourne le prix au

quel deux ouvrages réservés lui avaient paru dignes de prétendre. Le premier de ces ouvrages, sous la forme d'un dialogue inégalement soutenu entre un vieillard et un jeune homme, entre la prudence immobile et l'ardeur d'entreprendre, renferme de nobles pensées et des traits heureux qui gagneront à se dégager de quelques longueurs. Une autre pièce, le n° 43, annonce un goût de facile élégance qui s'enhardira par le travail. D'autres pièces encore pourraient être honorablement citées. L'Académie les retrouvera corrigées et meilleures dans le concours qu'elle maintient pour une nouvelle année.

Sachant bien que des prix sont peu de chose pour susciter la poésie, ce qu'elle demande surtout dans les premiers essais qu'elle encourage, c'est la pureté de la langue et du style, mérite modeste qu'on n'est pas sûr de remplacer quand on le néglige. Elle accueille en même temps toute tentative de nouveauté ou hardie ou sage; car l'esprit d'innovation peut prendre également ces deux formes; et, dans une littérature riche de chefsd'œuvre et travaillée par des systèmes divers, un effort de retour vers la simplicité n'est pas le moins heureux progrès que puisse rechercher le talent.

C'est à ce point de vue que l'Académie dispose enfin du prix qu'elle avait institué depuis longtemps pour la pièce de théâtre qui réunirait le mieux à l'effet dramatique l'intérêt moral. Son suffrage s'est fixé sur une tragédie qui n'a point été mêlée aux luttes orageuses de la scène il y a quelques années, et dont le succès paisible est intervenu à une époque de lassitude et d'armistice entre les théories qui s'étaient disputé le théâtre.

Le sujet de cette tragédie est un des plus vulgairement célèbres dans l'histoire, celui qui sert de date à la

liberté romaine, et qui, rappelé sans cesse par les idées de vertu domestique et de grandeur nationale, a fourni à saint Augustin une méditation contre le suicide, à Leibnitz le texte d'une belle conjecture métaphysique sur la liberté humaine, la liaison des effets et des causes, et la subordination du mal au bien dans l'ordre général du monde, enfin à Shakspeare le premier essai de son génie, avant qu'il eût été touché et saisi par le drame.

Ce sujet, cependant, si dramatique dans l'histoire, avait jusqu'à présent manqué au théâtre. Nulle tentative, digne de mémoire du moins, n'avait porté sur la scène cette tragédie naturelle de la mort de Lucrèce, qui a pour exposition la paix de la famille en contraste avec le trouble de l'État, pour noeud la passion et le caprice poussant au crime, pour dénouement la vertu s'immolant elle-même, par une erreur coupable, au regret de sa pureté innocemment perdue, enfin pour sanction morale une révolution. Un seul homme, éloquent, mais étranger à la poésie, Rousseau, avait, dans les laborieuses ébauches de sa jeunesse, écrit en prose cinq actes assez languissants sur ce grand souvenir que l'art abandonnait comme trop connu pour être rappelé. L'imitation de l'antiquité, d'ailleurs, était devenue moins fréquente, et la curiosité du public, fatiguée des Grecs et des Romains, demandait d'autres noms, de plus récents souvenirs, et la nouveauté dans le choix des sujets comme dans les formes de l'art. Cet abandon de l'antiquité toutefois n'était pas absolu. Ce qui avait surtout lassé le public, c'était la pompe, la solennité trop uniforme que la tragédie moderne avait attachée souvent aux sujets antiques. Reprendre quelques-uns de ces sujets, non comme nobles, mais comme simples, les reproduire avec une grande fidélité de mœurs et de détails

originaux, y placer des physionomies plus expressives que régulières, et au lieu de masques sonores, des voix naturelles et accentuées, faire enfin la tragédie prosaïque et vraie de l'antiquité, voilà ce qui, de nos jours, devait tenter l'imagination de plus d'un poëte et inspirer un nouveau genre d'imitation. Les écueils de ce genre sont, d'après sa nature même, l'excès de licence où il peut tomber, l'excès d'énergie qu'il peut affecter.

L'Académie a pensé que le drame qu'elle couronne, sans échapper tout à fait à ces reproches, offrait, à plusieurs égards, l'application heureuse d'une nouveauté difficile. Le poëte a voulu peindre la vie romaine dans la rudesse de ses premiers âges, la pureté du foyer domestique, les rites pieux dont il était entouré, l'alliance et la sauvegarde commune des devoirs privés et des vertus publiques. En même temps il a hasardé sur la scène tragique un caractère dont le ridicule est apparent, l'héroïsme lointain et caché. Ce caractère se dévoile lentement, mis en présence tantôt de la vertueuse Lucrèce, à laquelle Brutus se confie comme par pressentiment, tantôt de la coupable Tullie, qu'il déconcerte et qu'il accable, même en ne lui opposant que la faiblesse d'une raison à demi égarée : tant le trouble de l'intelligence, son infirmité, son délire est encore supérieur à cette froide folie de l'âme qu'on appelle le vice! Enfin Brutus paraît tout entier au moment où un malheur domestique peut devenir l'affranchissement national; et cette péripétie donnée par l'histoire, mais éloquemment exprimée par le poëte, fait succéder au ton familier du drame le pathétique et la grandeur de la tragédie. Cette variété, ce mélange de tons laisse place sans doute à de graves défauts. Ami du simple et du naturel, faisant effort pour y ramener sa pensée, l'auteur de la nouvelle tragédie prend quelquefois le soin minutieux des

D. M.

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détails pour la peinture des caractères et des mœurs. Quelquefois même, à la reproduction exacte des usages antiques, il joint un anachronisme de sentiments et d'idées que ce contraste rend d'autant plus visible. Enfin son langage animé, expressif, est trop souvent travaillé avec incorrection, et négligé, sans être facile. Ce n'est donc pas la pureté classique, l'élégance continue qui fait le caractère de cet ouvrage remarquable. Il plaît, quoique inégal : l'auteur s'écarte fréquemment du vrai qu'il veut rétablir dans l'art; mais là où il le rencontre, il le rend avec une verve heureuse qu'on ne peut oublier, une expression vive et contenue qui convient beaucoup au théâtre, parce qu'elle frappe l'esprit sans l'éblouir et sans lui paraître ou trop brillante ou trop inusitée. Servant à marquer d'une grave empreinte la vérité historique et la leçon morale, ce style est assez poétique pour un tel sujet, et peut s'approprier heureusement à d'autres traditions romaines. On y sent l'imitation de Corneille, mais sans affectation, sans effort, par la préférence instinctive d'un esprit plus nerveux que cultivé. Que l'auteur mûrisse son talent à la sévère école des historiens anciens! Qu'en cherchant la nouveauté, il sache qu'elle sort moins encore de l'heureux choix que de la puissante méditation d'un sujet! Et notre théâtre, agité depuis quinze ans par tant d'essais hardis, s'honorera d'un poëte de plus, et verra se détacher du drame classique une forme moyenne et populaire dont la fidélité plairait au goût de notre siècle, habile à trouver dans l'étude plus attentive du passé une source d'idées nouvelles.

L'Académie, en délibérant sur le prix qu'elle décerne aujourd'hui, a dû comparer et apprécier plusieurs ouvrages dramatiques plus ou moins rapprochés du double but indiqué par elle. Elle ne les nomme pas, pour s'abs

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