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SUR

LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

EN 1841.

MESSIEURS,

Lorsque l'Académie française décernait, il y a un an, pour la première fois, la dotation littéraire destinée par un généreux citoyen à récompenser de grandes études sur notre histoire, elle s'attendait bien, en proclamant M. Augustin Thierry, qu'une palme si justement acquise ne serait pas transférée de longtemps à un autre nom et à d'autres ouvrages. Cette première épreuve avait eu presque le caractère d'un concours décennal. Le prix était annoncé depuis la mort déjà éloignée du jeune fondateur. Un grand nombre d'écrits historiques, quelquesuns très-remarquables, avaient paru dans l'intervalle. L'examen avait été laborieux; le choix pouvait sembler difficile. Mais aujourd'hui nul doute n'a pu s'élever. Le court espace de temps écoulé depuis notre dernière séance annuelle n'a point produit d'ouvrage à comparer soit aux Considérations sur l'Histoire de France, soit au

tableau correct et ingénieux du siècle de Louis XIII. La proportion entre ces deux ouvrages n'est pas changée, sans doute; mais le livre de M. Bazin conserve, avec autant de justice que celui de M: Thierry, la distinction qu'il avait obtenue, et qu'on ne pourra lui ravir sans beaucoup de savoir et de talent.

Les prix des Académies ne font pas naître les grandes vocations littéraires; mais ils peuvent les aider, les servir; et, dans notre société nouvelle, si distraite de la spéculation studieuse par les affaires, et si économe pour les lettres, combien n'est-il pas précieux que, sur une route pénible, quelques appuis soient offerts au talent isolé !

Il y faut sans doute une condition; c'est que la destination de ce talent soit utile, c'est que sa pensée soit pure et son but honorable. Assez d'efforts ont été tentés de nos jours contre les vérités sociales, pour que la défense de ces vérités ne semble à personne un lieu commun, mais une lutte courageuse et nécessaire. La morale, même la plus simple, le bon sens le plus vulgaire attaqués par des sophismes corrupteurs, grandissent en résistant. Comme il n'est rien d'évident qu'on n'ait contesté, il n'est rien de salutaire et de vrai qu'il ne faille soutenir.

C'est à ce point de vue, Messieurs, que deux ouvrages très-différents par le sujet, le caractère, la forme, ont également intéressé l'Académie, et lui ont paru dignes de partager le prix fondé par un philosophe bienfaisant du dernier siècle. L'un de ces ouvrages, en effet, rappelle énergiquement les esprits à la modération et au bon sens, en leur montrant la fausseté de quelques théories sociales annoncées de nos jours, au nom du perfectionnement indéfini et de la complète égalité. L'autre ouvrage, moins savant en apparence, attire doucement les âmes à la religion, par la peinture d'une belle vie con

sacrée tout entière au service de l'humanité, dans un laborieux épiscopat. Les Réformateurs contemporains, par M. Louis Reybaud, la Vie de M. de Cheverus, archevêque de Bordeaux, par un prêtre qui ne s'était pas nommé, tels sont les deux ouvrages dont nous avons à marquer les mérites, les différences, et peut-être le secret rapport.

Un esprit ferme et juste, un écrivain habile a jeté les yeux sur un des incidents moraux qu'on avait vus se produire en Europe, à la suite de nos grandes commotions politiques; il regarde ces expériences isolées, ces tentatives individuelles de réforme sociale qui ont succédé aux mouvements tumultueux des peuples, et ont voulu tantôt nier tous les cultes, tantôt prendre la forme d'un culte, et simuler l'enthousiasme d'une religion nouvelle. Pour mieux apprécier ces entreprises contemporaines, il parcourt d'abord les utopies sociales que des esprits élevés ou rêveurs avaient conçues dans tous les siècles, et en présence de toutes les formes de société ; il remonte jusqu'à Platon, avant de descendre à la nouvelle Atlantide cherchée de nos jours; et il passe, pour y arriver, par les systèmes de Thomas Morus, de Bacon, de Fénelon, des intelligences les plus fortes, des génies les plus purs. Mais, si cette revue rapide des espérances du passé atteste le principe tout à la fois de progrès et d'illusion que l'homme porte en soi, la justice rendue à ces nobles précurseurs du perfectionnement social n'empêche pas le nouvel observateur de juger sévèrement ce qu'il y avait de vain dans leurs espérances, ce qu'il y a de vain et de coupable dans des théories plus récentes.

Il est des illusions paisibles qui charmaient quelques imaginations, sans agiter le monde ; il en est de menaçantes qui ne tromperaient aujourd'hui la société que pour la corrompre, la posséder violemment et la dé

truire. C'est là ce que l'historien des nouveaux Réformateurs a voulu combattre, sans prévention injuste, sans animosité personnelle, mais avec une logique inexorable pour les faux principes. Ce qu'il repousse, ce qu'il attaque comme une stérile et dangereuse chimère, c'est l'excès d'indépendance dans l'ordre moral, l'excès d'égalité dans l'ordre civil: il montre qu'à ce prix, ni la famille, ni l'État n'existeraient, et que les tentatives pour y substituer la communauté sans abnégation religieuse, et dans la seule vue de l'intérêt personnel, sont contradictoires avec elles-mêmes, et n'aboutissent qu'au désordre et au néant.

C'est dans l'ouvrage de M. Reybaud qu'on trouvera l'histoire impartiale et piquante de ces plans de sociétés et de religion nouvelle, que nous avons vus passer près de nous, comme un spectacle; c'est aussi là qu'il faut lire la vie plus sérieuse d'un réformateur étranger, auquel n'a manqué ni la force d'esprit, ni la ténacité d'espérance, ni la foi en lui-même, et qui, depuis longues années, multiplie, dans l'ancien et dans le nouveau monde, ses efforts toujours impuissants pour établir une éducation sans culte, une société sans famille et sans propriété, un peuple sans gouvernement. L'orgueil, un orgueil illimité est le droit divin de ces nouveaux apôtres, comme l'humilité était la vertu des premiers chrétiens : et cependant les premiers chrétiens ont transformé le monde; et le réformateur moderne, M. Owen, lui qui se proclame le favori de l'univers, n'a pu, dans la contrée le mieux choisie de la libre Amérique, loin de tout obstacle et de tout préjugé, fonder son système sociétaire, et bâtir une ville sous le beau nom de Nouvelle-Harmonie, sans voir aussitôt toutes les passions déchaînées faire de sa création un chaos, d'où lui-même s'est enfui des premiers.

Sur un autre point des vastes États d'Amérique, dans une de ces grandes villes démocratiques et commerçantes où l'activité du travail et l'amour du gain ont transporté tous les arts de l'Europe, se préparait un autre missionnaire, dévoué plus utilement au bonheur des hommes. Jeté hors de son pays en 1793, un jeune prêtre français avait trouvé à Boston, au milieu du libre concours de toutes les sectes chrétiennes, une Église catholique, faible et peu nombreuse. Bientôt il l'accroît, il la ranime par l'ardeur de son zèle et sa vertu persuasive. Il est à la fois le plus fervent, et le plus tolérant des hommes. Simple et modeste dans ses manières, spirituel, brillant, gracieux par la parole, il charme les protestants américains, en leur prêchant l'Évangile dans la langue de leurs pères.

Cet apostolat dans une ville ne suffit pas à sa charité. Aux confins des six États nommés autrefois la NouvelleAngleterre, au delà du Connecticut, erraient encore des tribus sauvages, du nombre de celles que l'implacable progrès de la civilisation américaine fait successivement disparaître de la face du globe. Le jeune prêtre les regarde comme dévolues à sa mission catholique de Boston. S'aidant du jargon d'une vieille esclave sauvage qui parlait un peu l'anglais, il apprend la langue de ces peuplades; puis, seul, comme le missionnaire dont M. de Chateaubriand a tracé l'immortelle peinture, avec son bâton et son bréviaire, il s'enfonce dans la profondeur des bois, et va chercher des âmes à sauver, des hommes à convertir et à humaniser. Dans cette poursuite, il a le bonheur de retrouver quelques restes d'une ancienne mission chrétienne; il les rassemble, il les vivifie de nouveau par l'ardeur d'une charité dont le souvenir ne s'effacera plus dans le cœur oublieux du sauvage. Vivant sous les huttes de ces pauvres tribus, traversant les fleuves dans leurs frêles pirogues, les sauvant, par ses prières et

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