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Au milieu d'une société placée tout entière sur le même niveau, mais mobile et agitée, vous avez mis en scène les opinions, les fantaisies, les modes, à mesure qu'elles posaient devant vous. Quand la vérité du jour ou du moment devenait difficile à aborder en face, vous l'avez quelquefois adroitement tournée, et vous avez dû prendre les nuances au lieu de grands traits, sachant faire applaudir même ce que vous ne disiez pas. Quelquesunes des petites pièces de Molière ne sont guère moins goûtées des connaisseurs que ses chefs-d'œuvre. Vous avez su être original en les imitant; et quelquefois le souvenir ou la contre-partie d'une idée de ce grand poëte vous a fourni toute une pièce nouvelle.

Mais c'est dans notre temps surtout, dans l'horizon de Paris, sa vie d'affaires et de plaisirs, sa banque, son commerce, sa littérature, c'est autour de vous, c'est aujourd'hui, c'est hier que vous avez saisi vos modèles et reçu vos inspirations. Votre théâtre s'est rapproché de ces proverbes de salon, où la société se peint d'autant mieux qu'elle les fait elle-même, et qu'elle y met son langage. Mais en écrivant ainsi sous la dictée du public, en lui rendant ce qu'il vous donnait, que de vues heureuses et fines, que d'intentions comiques, quel vif et piquant dialogue marquaient votre part dans ce travail commun! C'est par là, Monsieur, que vos pièces, transplantées, ont amusé toute la France, et que, passant à l'étranger, traduites, mêlées, allongées, selon le goût des peuples, elles ont défrayé les théâtres du Nord et du Midi. Partout on a ri, partout on s'est attaché à vos ouvrages; ce qui prouve que le costume et l'à-propos ne sont pas tout dans ces pièces si parisiennes, et qu'elles ont un grand fonds d'esprit vrai et de gaieté cosmopolite.

Je me souviens qu'un critique célèbre d'Allemagne, un peu sévère pour nos poëtes classiques, et conduit au pa

radoxe peut-être, à force de savoir et d'esprit, préférait, en propres termes, le Solliciteur au Misanthrope. Vous n'êtes pas de cet avis, Monsieur, j'en suis sûr. Mais l'illusion même que votre piquant théâtre a pu faire à de tels juges est encore un éloge; et cette illusion serait impossible, s'il n'y avait pas quelque chose de bien spirituel et de bien vivace dans ces scènes légères que l'on joue, et que même on commente chez l'étranger.

Sans vous louer autant, je puis remarquer l'art ingénieux et délicat de vos principaux ouvrages, le mouvement toujours vif et libre du drame, la vérité des impressions, lors même que le langage est parfois trop paré ou trop éphémère, l'habileté de l'auteur à suivre et à retourner en tous sens une donnée dramatique, la manière heureuse dont le dialogue a tour à tour de la grâce, de la simplicité, de l'émotion, et de l'esprit toujours.

Quel intervalle et quelle variété du Diplomate à Valérie, de l'Intérieur d'un bureau à Michel et Christine! Quelle diversité, et parfois quelle ingénieuse morale dans vos nombreuses pièces sur un sujet un peu profané par l'ancien théâtre, le mariage! Une d'elles, le Mariage d'argent, est enfin la comédie complète, en cinq actes, sans couplets, sans collaborateurs, se soutenant par le noeud dramatique, l'unité des caractères, la vérité du dialogue et la vivacité de la leçon. L'absence des vers ne nuit pas plus à cet ouvrage qu'aux excellentes comédies de le Sage ou de Picard.

Il ne faut pas demander, Monsieur, pourquoi vous n'avez pas renouvelé plus souvent cet essai de grande comédie de mœurs qui vous avait si bien réussi : ni le talent ni les ridicules n'auraient manqué. Bientôt même la carrière s'élargit au milieu de nos vicissitudes sociales; et il vous fut possible de tenter la comédie politique, cette dernière licence d'art théâtral, cette liberté de la presse

de la vieille Athènes, qui ne vaut pas la nôtre. Dans la foule de vos succès, on doit distinguer Bertrand et Raton, par le genre nouveau de l'ouvrage autant que par la vérité piquante des détails. La pièce, en elle-même, avait un mérite de circonstance, applaudi d'un public pour qui l'ordre était populaire; c'était de se moquer de l'émeute et de montrer quelle agitation artificielle et quels faibles instruments troublent parfois les États. Mais la morale de la pièce serait fausse, ou plutôt votre pensée mal comprise, si on en concluait que les grandes catastrophes sociales sont toujours amenées ainsi, et que les peuples s'émeuvent, comme on agite un carrefour. Il n'en est rien, vous le savez. Les révolutions, qui ne sont pas des complots, ont une cause plus élevée, plus sérieuse; et la volonté nationale, qui les accomplit et les maintient, ne dépend ni du hasard ni d'une intrigue.

Au reste, Monsieur, cette arène de la comédie politique où vous avez fait quelques pas s'est refermée bien vite, et vous y avez peu de regret. Votre talent ingénieux et flexible n'a pas besoin des passions de parti pour exciter l'intérêt et captiver la vogue.

Le public a beaucoup à vous demander encore. Soit que votre talent cherche des succès plus rares, ou qu'il ne se lasse pas de renouveler les mêmes, l'Académie se félicitera de son choix; car l'honneur et la vie d'un corps littéraire, c'est d'attirer à soi tous les genres de renommée qui se partagent le suffrage public. Ce sont autant de formes variées qui doivent représenter la culture des arts chez une nation.

Tous ne peuvent venir à la fois, ni apporter la même part. A côté des talents hardis, originaux, se placent les grandes études et le goût sévère. A côté des hommes qui cultivent les lettres pour elles-mêmes, il y a ceux qui les font servir aux rapides et bruyants succès de la tribune,

du barreau, du théâtre. Ces genres si divers se touchent et se réunissent. Ce mélange même est le caractère de l'Académie. Chacune de nos pertes, comme chacun de nos choix, nous en avertit. Naguère nous a été enlevé un orateur, dont la parole grave, élevée, morale, après avoir longtemps retenti dans les assemblées de la nation, se faisait écouter, avec un charme instructif, au milieu de nos paisibles séances, homme de bien et d'éloquence, qui fut respecté dans la retraite, et même dans le pouvoir. Qui nous rendra M. Lainé!

Que nos regrets du moins lui soient offerts! et qu'on nous pardonne d'avoir saisi cette première occasion publique d'honorer sa mémoire, et de rendre un hommage impartial à sa tombe si récente et si modeste.

D. M.

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L'Académie décerne enfin le prix annoncé dès 1831, pour le meilleur Discours sur le courage civil. Elle se console aisément du retard, en pensant que si les paroles se sont fait attendre, les actes, ce qui vaut mieux, n'ont pas manqué, et qu'à défaut d'un bon éloge du courage civil, la France en a, depuis cinq ans, donné beaucoup d'exemples. Mais ces temps de crise et de lutte, qui font ressortir des vertus qu'ils rendent nécessaires, ne sont pas favorables pour en disserter paisiblement; et l'Académie, en proposant un tel sujet, avait anticipé d'un peu loin sur l'époque de calme et de loisir où les esprits pourraient s'en occuper.

Elle ne regrette pas cependant d'avoir offert ce texte à la réflexion. Les lettres sont la philosophie de la politique. Elles doivent nous distraire de ses passions, et épurer ses principes. Mais cette œuvre, qui plaît à la conscience, est fort délicate pour le goût. En touchant certaines vérités sociales, à la fois mal comprises et très-re

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