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Il aimerait, dit-il, de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance. Pourquoi donc, ô Pascal, défendiezvous tout à l'heure à un sage de se défier de cette raison que vous-même reconnaissez si faible et si trompeuse? Voulez-vous maintenant le conduire par l'impuissance de penser à la nécessité de croire, et vous semble-t-il qu'il soit besoin de lui arracher le flambeau de la raison. pour le précipiter dans la foi ?

La métaphysique de Montaigne se réduit donc à un petit nombre de vérités essentielles, qui demandent peu d'efforts pour être saisies. Sur tout le reste il est dans l'ignorance, et il ne s'en fàche pas. Peut-être seulement a-t-il le tort de rapporter avec trop de complaisance les opinions de ceux qui n'ont pas craint d'expliquer tant de choses qu'ils n'entendaient pas mieux que lui. Mais son incertitude, son incuriosité1 se fait-elle sentir dans les principes de sa morale? A-t-il les mêmes doutes lorsqu'il s'agit de nos devoirs? Comme il siérait mal d'employer l'art des rhéteurs avec un écrivain qui s'en est tant moqué, nous avouerons que, si l'on peut disculper sa philosophie d'un pyrrhonisme absolu, sa morale tient beaucoup de l'école d'Epicure. Sans doute il voulait qu'elle fût plus d'usage. Cette philosophie sublime, qui veut changer l'homme au lieu de le régler, en lui présentant pour modèle la perfection désespérante d'une vertu idéale, le dispense trop souvent de la réaliser la leçon ne paraît pas faite pour nous; l'exemple est pris dans une autre nature; on peut l'admirer, mais chacun trouve en soi le droit de ne pas l'imiter. Si vous voulez qu'on tâche d'atteindre au but, ne le mettez pas hors de la portée commune. Le sage, pour faire monter la foule jusqu'à lui, doit se pencher vers elle. C'est le mouvement

Expression de Montaigne.

naturel de Montaigne. Il vient à nous le premier, en nous montrant les imperfections de son esprit, ses erreurs, ses torts, ses petitesses; mais jamais il n'a rien de bas ni de criminel à nous révéler; et ce bonheur ou cette discrétion me paraît plus utile pour le lecteur que la franchise trop peu mesurée de Rousseau. J'apprends dans les aveux du premier quelles peuvent être les fautes d'un honnête homme; et si j'apprends à les excuser, en revanche, je m'habitue à ne pas en concevoir d'autres : mais je craindrais, en lisant Rousseau, d'arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses qu'il faut toujours tenir loin de soi, et dont la peinture trop fidèle est plus dangereuse pour le cœur, qu'elle n'est instructive pour la raison.

Montaigne, je l'avoue, ne connaît pas l'art d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec la Fontaine, contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l'on soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire, à goûter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée. Pour moi, dit-il, j'aime la vie et la cultive, telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer. Il croit que c'est le parti de la sagesse, et qu'on serait coupable autant que malheureux de se refuser l'usage des biens que nous avons reçus en partage. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l'annuler et desfigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Ces maximes peuvent être rejetées par quelques esprits austères, qui ne conçoivent pas de vertu sans combat, et jugent du mérite par l'effort. Elles pourraient être dangereuses pour quelques âmes ardentes et passionnées, que leurs désirs emporteraient trop loin, et qui doivent être retenues, parce qu'elles ne savent pas s'arrêter. Mais Montaigne s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les fureurs des passions; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui

leur convient. Il ne les effraie pas sur leurs fautes qui lui paraissent une conséquence de leur nature. Il ne s'indigne pas de cette alternative de bien et de mal, qu'il regarde comme une faiblesse dont il trouve l'explication en lui-même. Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni des autres. Ses principes ne sont jamais sévères: s'ils pouvaient l'être, ses exemples seraient là pour nous défendre et nous rassurer. Il ne cherche donc pas à nous faire peur du vice; peut-être ne croit-il pas en avoir le droit; mais il s'efforce de nous séduire à la vertu, qu'il appelle qualité plaisante et gaie. Pour dernier terme, il nous propose le plaisir, et c'est au bien qu'il nous conduit.

La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens: il serait à souhaiter qu'elle servit de guide à tous ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme. Elle n'est pas fondée sur l'abnégation de soi-même, mais elle a pour premier principe la bienveillance envers les autres, sans distinction de pays, de mœurs, de croyance religieuse. Elle nous instruit à chérir le gouvernement sous lequel nous vivons, à respecter les lois auxquelles nous sommes soumis, sans mépriser le gouvernement et les lois des autres nations, nous avertissant de ne pas croire que nous ayons seuls le dépôt de la justice et de la vérité. Elle n'est pas héroïque, mais elle n'a rien de faible: souvent même elle agrandit, elle transporte notre âme par la peinture des fortes vertus de l'antiquité, par le mépris des choses mortelles, et l'enthousiasme des grandes vérités. Mais bientôt elle nous ramène à la simplicité de la vie commune, nous y fixe par un nouvel attrait, et semble ne nous avoir élevés si haut dans ses théories sublimes, que pour nous réduire avec plus d'avantage à la facile pratique des devoirs habituels et des vertus ordinaires.

Ces divers principes de conduite ne sont jamais, chez Montaigne, énoncés en leçons : il a trop de haine pour le ton doctoral; mais c'est le résumé des confidences qu'il laisse échapper en mille endroits. Il nous dit ce qu'il fait, ce qu'il voudrait faire. Il nous peint ce qu'il appelle sa vertu, confessant que c'est bien peu de chose, et que tout l'honneur en appartient à la nature plutôt qu'à lui. On a trouvé de l'orgueil dans cette méthode d'un homme qui rappelle tout à soi, et se fait centre de tout: elle n'est que raisonnable, et porte sur une vérité : tous les hommes se ressemblent au fond. Malgré les différences que met entre eux l'inégalité des talents, des caractères et des conditions, il est, si je puis parler ainsi, un air de famille commun à tous. A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve, dit Pascal, qu'il y a plus d'hommes originaux. N'est-il pas également vrai de dire qu'avec plus d'esprit encore on découvrirait l'homme original, dont tous les hommes ne sont que des nuances et des variétés qui le reproduisent avec diverses altérations, mais ne le dénaturent jamais? Voilà ce que Montaigne a voulu trouver, et ce qu'il ne pouvait chercher qu'en lui-même. C'est ainsi qu'il nous jugeait en s'appréciant, et qu'il faisait notre histoire, en nous racontant la sienne. Mais en même temps qu'il étudie dans lui-même le caractère de l'homme, il étudie dans tous les hommes les modifications sans nombre dont ce caractère est susceptible. De là tant de récits sur tous les peuples du monde, sur leurs religions, leurs lois, leurs usages, leurs préjugés ; de là cette immense collection d'anecdotes antiques et modernes sur tous sujets et en tous genres; entreprises hardies, sages conseils, exemples de vices ou de vertus, fautes, erreurs, faiblesses, pensées ou paroles remarquables. De là cette foule sans nombre de figures différentes qui passent tour à tour devant nos yeux, depuis

les philosophes d'Athènes jusqu'aux sauvages du Canada. Placé au milieu de ce tableau mouvant, Montaigne voit et entend tous les personnages, les confrontant avec luimême, et se persuadant de plus en plus que la coutume décide presque de tout; qu'il n'y a du reste qu'un petit nombre de choses assurées qu'il faut croire, quelques choses probables qu'il faut discuter, beaucoup de choses convenues qu'il faut respecter pour le bien général.

Mais si le scepticisme de Montaigne, plus modéré que celui de tant d'autres philosophes, ne touche jamais aux principes conservateurs de l'ordre social, sa raison en a d'autant plus de force pour attaquer les préjugés ridicules ou funestes, dont les contemporains étaient infatués; et d'abord n'oublions pas que le siècle de Montaigne était encore le temps de l'astrologie, des sorciers,

faux miracles, et de ces guerres de religion, les plus cruelles de toutes; n'oublions pas que les hommes les plus respectables partageaient les erreurs et la crédulité du vulgaire ; et qu'enfin, écrivant plusieurs années après l'auteur des Essais, le judicieux de Thou rapportait, et croyait peut-être toutes les absurdités merveilleuses qui font rire de pitié dans un siècle éclairé. Combien aimerons-nous alors que Montaigne sache trouver la cause de tant d'erreurs dans notre curiosité et dans notre vanité ! S'agit-il d'un fait incroyable? Nous disons: comment est-ce que cela se fait ? Et nous découvrons une raison; mais se fait-il? eût été mieux dit. Une fois persuadés, nous croyons que c'est ouvrage de charité de persuader les autres, et, pour ce faire, chacun ne craint pas d'ajouter de son invention autant qu'il en voit être nécessaire à son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il

• Montaigne.

* Ibid.

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