Page images
PDF
EPUB

DISCOURS

SUR LA

RÉFORMATION DE LA PHILOSOPHIE

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE,

ET

INTRODUCTION GÉNÉRALE.

Les doctrines et les théories n'ont pas manqué à notre siècle; chaque jour en voit éclore, con me chaque jour en emporte. On prodigue les mots de réforme et de progrès; les systèmes s'improvisent, et l'ambition de l'apostolat est devenu vulgaire. Que de projets et de promesses pompeuses! que d'illusions bientôt détruites! que d'amères déceptions! Mais aussi, quand on remonte aux causes de cette stérile abondance, quelle hâte de produire avant d'avoir conçu! quelle vaniteuse

impatience d'étaler des opinions d'un jour! Les idées ont si peu de consistance, qu'elles passent en un moment, oubliées même de leurs auteurs.

L'entreprise que nous annonçons aux esprits sérieux se recommande du moins à leur attention par la maturité. Un homme, dès l'âge où la pensée s'éveille, tourmenté du besoin de s'expliquer l'état si extraordinaire où se trouve aujourd'hui le monde, et envahi par une tristesse qui, loin de l'épuiser, redouble son ardeur, se plonge tout entier dans des méditations et des travaux infatigables. Il interroge tous les temps, il sonde toutes les sciences. Il a découvert ce qu'il croit la vérité : loin de se reposer, il ne cesse, renfermé en lui-même, d'éprouver sa doctrine et de s'y affermir en l'appliquant aux questions les plus nombreuses et les plus variées. Ce n'est qu'après trente années de recherches qu'il se décide à élever la voix et à donner le signal d'une réformation complète de la philosophie.

Sollicité par la beauté du sujet qu'une académie propose, sans célébrité, sans crédit, et presque sans nom, il entre en lice et porte un jugement détaillé sur le plus grand des siècles scientifiques. Dans ce premier essai, il ne dissimule point ses idées philosophiques et religieuses, et malgré l'opposition qu'elles rencontrent, il arrache le suffrage de la savante assemblée. Tel est l'homme qui vient au

jourd'hui tenter une épreuve plus décisive: après avoir complété l'exposition de ses principes, du moins en ce qu'ils ont de fondamental, il les soumet au véritable juge, le public.

Quel est le caractère de cette réforme qu'un inconnu a mûrie dans sa pensée solitaire et indépendante, quel en est le but? qu'a-t-elle d'original? Si elle ne reste pas exclusivement métaphysique, comment, de ces hauteurs inaccessibles à la foule, sait-elle descendre aux objets qui nous touchent plus sensiblement, et se mêler aussi à la vie sociale, politique et religieuse de notre âge? C'est sans doute à l'œuvre elle-même de répondre. Mais comme l'auteur n'a guère présenté que la face la plus sévère de sa doctrine, on a pensé que, tout en travaillant à préparer l'intelligence des principes, il ne serait pas inutile d'en signaler d'avance quelques applications, d'indiquer ce qu'ils peuvent pour le progrès des différentes sciences, et de montrer en particulier de quel jour ils éclairent ces débats entre la philosophie et la théologie, entre l'État et l'Église, qui agitent si puissamment les esprits, et qui, en effet, touchent au fondement de notre ordre social. C'est dans ce dessein qu'on a écrit cette Introduction.

Quand on n'y verrait pas l'occasion d'une tentative philosophique, le sujet traité par M. Bordas-Demoulin offre en lui-même un impérissable

intérêt. Le CARTESIANISME, Compris comme il doit l'être, c'est le réveil triomphant de la pensée après le long sommeil du Moyen-Age, c'est le génie de la science, inaugurant une civilisation nouvelle sur les ruines de la barbarie vaincue. Jamais révolution philosophique ne fut aussi rapide dans sa marche, aussi puissante dans ses effets, aussi durable dans son action: le mouvement se propage en un instant, et il est imprimé pour des siècles. A la voix de Descartes, il se fait comme une levée en masse d'hommes de génie. Quelle école, où, pour ne signaler que les plus illustres, paraissent Malebranche, Leibnitz, Bossuet, Fénelon, Arnauld, Pascal, Borelli, Newton, Huyghens, les Bernoulli, Euler! Qu'importe la diversité des sciences? Philosophes, théologiens, physiciens, géomètres, tous obéissent à une impulsion commune, et cette impulsion vient de Descartes. Une fois lancé dans la voie des découvertes, l'esprit humain y marche à pas de géant.

La lumière est partout. Rien n'échappe à ce dévorant esprit d'examen, à cette insatiable avidité d'expliquer et de comprendre, qui devait enfanter tant de miracles. Tout le siècle de Louis XIV en est pénétré. La liberté et la force de la raison se montrent jusque dans les fictions des poëtes et les jeux de l'imagination. Elles éclatent dans la connaissance de l'homme. La métaphysique n'a point

d'abîmes, la foi n'a point de mystères, que l'on ne sonde avec une incomparable audace. Mais ce qu'il y a de plus frappant, et pour ainsi parler, de plus inouï, dans le cartésianisme, c'est l'essor qu'y prennent les sciences physiques et mathématiques. Pour la première fois l'intelligence humaine domine l'univers matériel, en commence la conquête pacifique, et lègue aux âges suivants le germe d'où sortiront les merveilles de l'industrie. Pendant que le système du monde s'élabore, les mathématiques, sorlant des anciennes méthodes, les rejettent comme des entraves, et se déploient dans l'infini.

Le cartésianisme est dans l'ordre intellectuel ce qu'est dans l'ordre politique la révolution française: à ces deux époques solennelles, un monde nouveau vient remplacer le vieux monde qui s'écroule.

Le génie d'un homme ne suffit point à expliquer des changements aussi prodigieux. Que pourrait le génie sans la maturité des temps? Si Descartes fut suivi par l'élite de son siècle, c'est qu'il vint à l'heure favorable, et que la disposition générale des esprits secondait la hardiesse de son entreprise. Déjà, avant l'apparition de la philosophie cartésienne, quelque chose d'inconnu se remuait au fond des âmes; les vieilles institutions étaient menacées par un sourd mais vaste besoin de réforme et d'indépendance. C'est le même esprit qui, pour ses coups d'essai,

« PreviousContinue »