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d'Anthia aux Amours de Chéréas et de Callirhoé, ouvrage que le docte Larcher a traduit, mais qu'il n'a pu rendre amusant.

Mais à quelle époque de cette décadence, sur quel point de cette ligne qui aboutit au néant, faut-il donc placer la jolie pastorale de Longus, cette peinture de Daphnis et Chloé tant célébrée pour la naïveté ? Les savants n'en disent mot. On ne sait rien sur Longus, ni sa vie, ni son siècle, ni même s'il a existé; car le nom latin de Longus est assez singulièrement placé en tête d'un ouvrage écrit en grec. Le style de cet ouvrage, quel que soit du reste l'auteur, ne peut donner que de faibles probabilités sur le temps où il a été écrit. Ce style, hâtons-nous de le dire, n'est rien que moins naïf. Amyot seul a trompé le lecteur. La diction de l'original est d'une élégance curieuse, ingénieusement concise, habilement symétrique; rien n'est perdu pour l'art. Chaque épithète, chaque mot est placé dans une intention fine et délicate. Les termes sont employés dans les acceptions les plus justes et les plus expressives; le rapport des sons est adroitement ménagé : c'est un petit chef-d'œuvre de clarté, de propriété, de finesse et de coquetterie, plutôt que de grâce; Photius ne le désigne pas dans sa Bibliothèque, mais il est impossible que cette exquise élégance soit d'une époque plus rapprochée de nous que le siècle de Photius, et aît pu naître dans le mauvais goût et l'ennuyeuse scolastique du VIIIe siècle.

Du reste, Longus est-il du e, du e ou du Ive siècle? C'est ce qu'on ne peut même conjecturer. Il semblerait, par la pureté de son élocution, appartenir de droit à l'époque la plus ancienne : mais les Grecs étaient de studieux imitateurs des formes du style; et, dans quelques-uns des plus modernes, le bon goût et le choix de cette imitation peut tromper sur la date de leurs écrits. Ce qui ne saurait se feindre, c'est une première fleur de naturel qui appartient aux langues jeunes encore, et que l'art ne peut ni leur conserver, ni leur rendre. Le peintre de Daphnis et de Chloé est sans doute le plus élégant et le plus gracieux des sophistes; mais il est encore sophiste. On le sent, on le voit à l'élégance travaillée de ses descriptions, et quelquefois même à un certain luxe de naïveté qui n'est pas

la nature. Il faut l'avouer cependant, le sujet si heureusement choisi par Longus corrige, pour ainsi dire, l'artifice trop visible de son langage. Il y a dans cet amour qui ne se connaît pas lui-même, dans cette première îgnorance du cœur et des sens, un charme infini dont la peinture souvent essayée plaira toujours à l'imagination. C'est le charme qui se retrouve dans le Premier navigateur de Gessner, dans les scènes de Shakspeare entre Ferdinand et Miranda, enfin et surtout dans Paul et Virginie; car nous ne parlons pas du conte où Marmontel a gâté la grâce native de ce sujet par une lourde indécence et des puérilités doctorales.

Le romancier grec n'a pas évité l'écueil d'un pareil récit; les images trop libres, et le hardi français d'Amyot les fait encore ressortir. On y trouve même quelques souillures de mœurs grecques, qui déparent indignement un tableau tracé quelquefois par la main d'Albane. Cependant on ne peut nier que Daphnis et Chloé n'ait servi de modèle à Paul et Virginie. A travers les changements de costume, de croyance et de climat, l'imitation est sensible dans le langage des deux jeunes amants; les mêmes naïvetés passionnées sortent de la bouche de Daphnis et de celle de Paul: mais la supériorité de l'auteur français, ou plutôt des sentiments qui l'ont inspiré, se montre partout, et fait de son ouvrage l'une des plus charmantes rêveries de l'imagination moderne. Cette supériorité ne tient pas seulement à une diction plus simple, à un goût plus ami du naturel et du vrai; elle tient surtout à la pureté morale et à l'espèce de pudeur chrétienne qui règne dans Paul et Virginie. Le tableau de Longus n'est que voluptueux; celui de l'auteur français est chaste et passionné.

L'objet de cette comparaison est frivole sans doute, mais nulle part peut-être les différences ne sont mieux marquées et plus à l'honneur de la civilisation nouvelle. Que renferme en effet la jolie pastorale de Longus? une peinture plus vive que touchante des premières émotions, des premiers sentiments de deux jeunes amants élevés dans la simplicité d'une vie champêtre, et protégés contre eux-mêmes par la seule ignorance. Du reste, nulle idée de bonté morale ne se mêle à ce

tableau et ne vient l'épurer et l'embellir. Daphnis et Chloé sont innocents et non pas vertueux. L'intérêt même de cette innocence ne se conserve pas longtemps, et l'épisode de la courtisane Lycénion, si choquant sous le rapport du goût, fait disparaître la moitié du charme. Un merveilleux mythologique assez ridicule vient terminer le seul incident.qui sépare les jeunes amants. Enfin Daphnis et Chloé, longtemps nourris par des bergers, retrouvent leurs parents qui les avaient fait autrefois exposer; le père de Daphnis, parce qu'il avait déjà eu deux autres enfants; et le père de Chloé, parce qu'il avait éprouvé des revers de fortune : les deux amants sont unis et heureux.

Quelle distance de cette barbare exposition des enfants négligemment racontée comme une aventure commune, de ces premières années de l'adolescence si librement décrites, de ces mœurs impures dans leur innocence même, de cette passion sans combat et sans sacrifice; quelle distance de tout ce matérialisme d'amour à la sublime chasteté d'âme qui règne dansPaul et Virginie, à cette piété filiale, à cette active charité, à ces vertus religeuses groupées comme autant de compagnes inséparables autour d'une innocence qu'elles défendent et qu'elles embellissent! Combien la naïve tendresse des deux jeu-nes amants est rendue plus intéressante par leur bonté pour les autres! Que Virginie est touchante lorsqu'elle va demander à un maître barbare la grâce de la pauvre négresse! quelle sublimité dans cet héroïsme de la pudeur qui termine les jours de la jeune fille, plus vierge encore qu'amante! Il faut l'avouer, tous ces sentiments délicats et tendres sont prodigieusement supérieurs aux jolies descriptions du sophiste grec. C'est un nouvel ordre moral, c'est un monde meilleur, et nous ne connaissons pas dans la littérature ancienne et moderne, de terme de comparaison où l'avantage poétique de la civilisation chrétienne se fasse mieux sentir.

La pastorale de Longus n'en mérite pas moins des lecteurs ; c'est le seul de tous ces romans grecs où l'on remarque un caractère d'originalité. Le naturel est d'ailleurs une chose si admirable et si rare, que, dût-on n'en retrouver que quelques traits perdus dans mille défauts, il faut en tenir un compte in

fini. Quelques pages de Daphnis et Chloé sont marquées de cette heureuse empreinte, que le style d'Amyot rend plus vive encore et plus vraie. Sa traduction est un monument de la langue française. Un savant et spirituel helléniste, habile imitateur de notre vieux français, a complété et embelli cette traduction en y joignant la version d'un fragment qui manquait à toutes les éditions de Longus, et qu'il a découvert dans une bibliothèque de Florence. On peut donc lire aujourd'hui Longus et le juger à coup sûr; on lui rendra justice en le préférant aux pastorales italiennes, où l'on trouve les mêmes genres d'esprit, les mêmes affectations de langage, avec moins de passion et de vérité.

Après avoir parlé de Longus, nous pouvons descendre, sans nous arrêter, dans les derniers abîmes de la décadence littéraire des Grecs; il n'y a plus rien sur notre passage qui mérite attention. Les Amours d'Ismène et d'Isménias réunissent tout ce qu'il y a de vulgaire et de mauvais dans les ouvrages précédents. On peut remarquer seulement que dans ce roman le personnage principal raconte lui-même son histoire, forme dont les modernes ont fait beaucoup d'usage, mais qui ne se retrouve guère parmi les anciens que dans la Métamorphose de Lucius, et dans le trop fameux Satyricon de Pétrone. Cet ouvrage est intitulé, dans l'original, Drame d'Eustathe sur Isménias et Ismène. Eustathe est désigné par du Cange comme protonobilissime et grand-archiviste. Son ouvrage est bien digne de ce misérable Bas-Empire, sous lequel ces dénominations de la cour de Bysance avertissent qu'il faut placer l'auteur. On y sent l'épuisement d'idées, l'espèce d'appauvrissement intellectuel qui caractérise cette époque de l'histoire. Il peut être lu avec curiosité sous ce rapport; ce sont les médailles d'un siècle de décadence, médailles mal frappées, mais précieuses et véridiques par leur imperfection même.

Les Amours de Rhodanthe et de Dosiclès sont du même temps, ou même moins anciens. Le romancier, qui vivait au XIe siècle, annonce qu'il est illettré, nouvellement revêtu de la bure, et l'un de ces humbles moines qui ne possèdent rien sur la terre. Il a cependant de l'érudition et quelque rhétorique, et même il a

écrit sa narration en vers, c'est-à-dire, dans une espèce d'îambes peu réguliers, alors fort en usage, et nommés vers politiques. C'est dans la même forme que sont écrits les Amours de Drosille et de Chariclès, par Nicétas Eugénianus, le dernier ouvrage de cette série. Il semble que les auteurs de ces fades romans, copiés de tous ceux qui les avaient précédés, aient été à la fin saisis eux-mêmes d'une sorte de pudeur, en voyant la stérilité de leurs inventions, et qu'ils aient essayé de couvrir une telle indigence par cette parure des vers qui, dans les premiers jours de la civilisation grecque, avait embelli la fable et l'histoire, et semblait presque inséparable de la parole même. Mais les vers, accent naturel de l'imagination inspirée, ne sont rien par eux-mêmes, quand l'imagination est éteinte; ils n'ont pas une vertu magique qui ranime des cendres :

‹ Carmina non possunt Erebo deducere manes. »

Nicétas Eugénianus avait langui bien des années dans la poudre des manuscrits. Un savant célèbre, M. Boissonnade, l'en a tiré; et il a fait disparaître, pour les érudits du moins, la nullité du texte, sous des notes dictées par la philologie la plus curieuse et la plus variée. Mais le roman, laissé à luimême, n'en est pas moins l'insipide redite de ces amours de convention, de ces infortunes triviales, de ces vaines descriptions que l'on a vues partout, et qui reviennent comme des importuns cent fois rencontrés et toujours inévitables. Ce sont des brigands, des tempêtes, des pirates. Il serait impossible de tirer de là une peinture fidèle, un sentiment vrai, une seule expression naturelle et vive. C'est une littérature morte, image d'une société détruite par le malheur et la servitude. Il y a des sons, des phrases, des formes de style, des apparences, et, s'il est permis de le dire, des ombres de pensées; mais il n'y a plus d'âme, plus de vie. On dirait de ce guerrier d'Arioste qui, tué dans un combat, continua de combattre quelque temps par habitude, avant de s'apercevoir qu'il était mort. Ce roman n'offre aucune des curiosités de mœurs, aucun des traits ingénieux qui, dans les ouvrages précédents, balancent et rachètent

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