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Les œuvres de Théocrite sont presque toutes en dialecte dorien et en vers hexamètres. Elles se composent de trente Idylles et de vingt-une Epigrammes. On croit que les trente Idylles ne sont pas toutes de Théocrite.

THYRSIS, ou le CHANT. Le berger Thyrsis et un chevrier se rencontrent en conduisant leurs troupeaux. Celui-ci engage le premier à le régaler du poème qu'il a fait en l'honneur de Daphnis, lui promettant de récompenser sa complaisance par le don d'une chèvre, mère de deux petits, et d'un vase de bois artistement sculpté. Rien de plus gracieux que la description de ce vase, en trente vers. Au soixante-quatrième Thyrsis commence à chanter. Il décrit la consternation que répandit dans les campagnes de la Sicile la nouvelle et la maladie dont Daphnis était frappé : tous ses amis se rassemblent autour de son lit; Mercure et Priape accourent pour le consoler; Vénus même vient jouir de son triomphe et de sa vengeance. Daphnis accable la déeese de reproches et déplore son sort dans des expressions qui la touchent. Elle veut le sauver; mais le Destin s'y oppose: il ne reste plus de fil entre les mains des Parques pour prolonger sa vie. Le chevrier, satisfait, remet à Thyrsis la récompense promise.

Virgile a imité ce poème dans sa 5e églogue; mais il n'en a donné pour ainsi dire que le canevas. Le sujet est ennobli toutefois aux dépens de la simplicité.

LA MAGICIENNE ou L'ENCHANTERESSE. Une jeune Syracusaine se voyant négligée par celui qui lui a promis sa foi, essaie de le ramener par des enchantements. Le charme est confectionné pendant la nuit, au clair de lune; et le lecteur assiste à la cérémonie. Cette première partie de l'Idylle a été imitée par Virgile dans sa 8 églogue. Le philtre achevé, Simèthe (c'est le nom de la Magicienne) renvoie son esclave et raconte à la Lune toute son histoire. Elle finit par jurer vengeance à celui qui l'a trahie, si le charme ne produit pas l'effet qu'elle s'en promet.

Cette idylle est, à mon gré, dit Longepierre, la plus belle de Théocrite, et peut-être nous reste-t-il peu de morceaux de l'antiquité aussi parfaits. Il y règne d'un bout à l'autre un génie, une vivacité, une force d'expression, et surtout un pathétique

qui touche et qui attache agréablement : aussi ai-je ouï dire à M. Racine, si bon juge et si grand maître en cette matière, « qu'il n'a rien vu de plus vif ni de plus beau dans toute l'antiquité. ›

Les philtres! les lauriers! qu'une rouge toison
Couvre l'urne où mes mains ont versé le poison,
Thestylis! j'ai souffert une cruelle injure;

Et je veux que mon art me ramène un parjure.
En vain j'attends la nuit, en vain j'attends le jour;
Le perfide, entraîné par le volage Amour,

Sans ébranler ma porte a vu dix fois l'Aurore,
Sans daigner s'informer si je respire encore :
Je veux le voir. Je veux par mes cris et mes pleurs
Demain près du gymnase exhaler mes douleurs :
Qu'aujourd'hui de mon art la force impérieuse
Le ramène à mes pieds. Lune silencieuse,
Fais de ton front brillant resplendir la clarté :
Ma voix t'implore. Et toi, sombre divinité,
Toi, qu'annoncent des chiens les hurlements funèbres,
Quand, des lieux souterrains traversant les ténèbres,
Ton pied foule un sang noir, les morts, les ossements,
Fière Hécate! préside à mes enchantements;
Fais que Simèthe égale, ô déité propice,
L'épouse de Jason et l'amante d'Ulysse.

<< Oiseau sacré, vers moi rappelle mon amant!

Déjà je vois brûler la fleur de ce froment;
Thestylis! que par d'autre elle soit remplacée ;
Thestylis! mais où donc s'égare ta pensée ?
Dieux! suis-je pour toi-même un objet de mépris?
Jette, et dis: Je répands les cendres de Delphis.
Delphis me brûle, et moi, par un magique emblême,
J'embrase ce laurier, pour l'embraser lui-même.
Entends-tu le rameau qui pétille enflammé?
Tout, jusques à la cendre, est déjà consumé.
Ainsi puisse brûler un amant qui m'oublie :
Et comme au feu naissant la cire est amollie,
Amour, que sous ta flamme il fonde lentement.
«Oiseau sacré, vers moi rappelle mon amant!
Ce globe autour de moi trace un cercle rapide;
Tu m'exauces, Vénus! puisse ainsi le perfide,

Poussé, précipité par ta puissante main,
Du séjour qu'il aima reprendre le chemin.
Brûlons l'orge sacrée; et toi, venge une amante,
Toi, qui peux dans l'Erèbe attendrir Radamante;
Qui fléchirais des cœurs plus incléments, plus durs
Diane!.... Mais des chiens hurlent près de ces murs,
Oui, leurs cris prolongés m'annoncent sa présence;
C'est elle! aux carrefours la déesse s'avance!
Viens, frappe, que l'airain résonne en ce moment.
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon amant! »

Hélas! la nuit s'étend sur la terre tranquille ;
Le vent se tait; la mer se repose immobile ;
Tout dort: mais le chagrin veille au fond de mon cœur.
Je brûle encore. O dieux! j'ai perdu la pudeur,
Trop crédule aux serments du plus doux hyménée;
Vains serments! au mépris Simèthe est condamnée.
Versons trois fois les sucs, et répétons trois fois :
De quelque objet nouveau que Delphis ait fait choix,
Qu'il l'oublie à l'instant, comme jadis Thésée
Oublia dans Naxos Ariane abusée :

Et tel qu'un fier coursier qui, lorsque dans son flanc
Les sucs de l'hippomane ont allumé le sang,
Part, vole au mont Cyllène, et bondit, et s'emporte;
Que du gymnase ainsi Delphis vole à ma porte.
« Oiseau sacré, vers moi rappelle mon amant! ›

Le feu brille; arrachons de son beau vêtement
La frange qu'autrefois mes mains avait tissue.
Cruel Amour, pareil à l'avide sangsue,

Amour, pourquoi viens-tu, sans pitié pour mes pleurs,
Boire un reste de sang qu'ont brûlé tes fureurs?
Broyons ce vert lézard dans la coupe enchantée;
Cette coupe demain lui sera présentée ;
Thestylis, il est temps, emporte le poison:
Va répandre ce philtre au seuil de sa maison,
Ce doux seuil, où mon âme est encor prisonnière;
Cours et de ta salive humectant la poussière,
Dis : « Je viens arroser les cendres de Delphis.

Me voilà seule hélas! comment, par quels récits

De mon funeste amour retracer l'origine?
Quel est le dieu cruel, auteur de ma ruine?

Pour fléchir Artémis, la fille d'Iolas

Vers le bois révéré marchait, et sur ses pas
Traînant les monstres fiers des brûlantes contrées,
Portait avec respect les corbeilles sacrées.

« Astre brillant des nuits, vois quel fut mon amour! ›
Theucarille habitait auprès de mon séjour:
Hélas! elle n'est plus, ma nourrice fidèle.
Elle vint, me vanta la pompe solennelle:
On ne peut éviter ni prévoir son destin;
Je la suivis. Mon front s'était voilé de lin;
Et sous une ceinture, empruntée à Glycère,
Tombaient les plis flottants de ma robe légère.

Déjà nous approchions des jardins d'Eurilas,
Lorsque je vois Delphis marchant près d'Iolas;
D'un fin et blond duvet leur menton se décore:
Ils sortaient du gymnase; et de l'olive encore
Les sucs, resplendissant sur leur sein délicat,
O Phébée! de ton disque auraient terni l'éclat.
Je le vis, je pâlis, je brûlai tout entière;
Ma raison se troubla; 1 l'éclat de la lumière,
La fête, ce concours importunaient mes yeux;
J'ignore enfin comment je sortis de ces lieux;
On me traîna chez moi triste, faible, tremblante.
Là, sur ma couche, en proie à la fièvre brûlante,
J'ai vu dix fois mourir, dix fois naître le jour.

Astre brillant des nuits, vois quel fut mon amour! ›
La maigreur vint sur moi porter sa main hideuse;
Mes cheveux, de mon front parure gracieuse,
Tombant de jour en jour, dévoilaient ma pâleur,
Et mon corps du thapsos prit la sombre couleur.
De combien d'enchanteurs j'implorai la science!
En vain j'interrogeai leur longue expérience;
Le temps, le temps fuyait sans guérir ma langueur.

A ma fidèle esclave enfin j'ouvris mon cœur.

1 Virgile et Racine ont imité ce passage de Théocrite, le premier, dans sa septième Eglogue, le second, dans sa tragédie de Phèdre.

Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error !

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue.

Thestylis! à mes maux cherche quelque remède;
Je ne suis plus à moi, Delphis seul me possède,
Va le trouver. Des jeux dont son âge est épris
Souvent dans la palestre il dispute le prix;
S'il est seul, fais-lui signe; alors ta voix fidèle
Lui dira: Suivez-moi, Simèthe vous appelle.
A ces mots, elle part, et bientôt de retour,

• Astre brillant des nuits, vois quel fut mon amour! >
Elle amène Delphis. Dieu! quand d'un pas agile
Je le vois franchissant le seuil de mon asile,
Je frissonne; et transie d'une soudaine peur,
Mon corps prend du cristal l'immobile raideur.
De mon front la sueur tombe à gouttes pressées;
Je veux parler, ma voix sur mes lèvres glacées
Expire; ainsi l'enfant en songe quelquefois
Craint, souffre, appelle en vain; la peur éteint sa voix.

Nos jours fuyaient exempts d'importunes alarmes;
Nul reproche jamais ne fit couler nos larmes :
Mais la mère d'Alcippe, et d'Eglé dont les doitgs
Avec art sur la flûte accompagnent ma voix,
Vient ce matin, à l'heure où du sein de Nérée
L'Aurore s'élançait vers la voûte azurée:
Delphis aime, dit-elle, un autre objet que toi;
Je n'en sais pas le nom, Simèthe; mais crois-moi,
J'ai vu Delphis, épris d'une secrète flamme,
Trahir dans un festin l'ivresse de son âme,
De guirlandes de fleurs orner une maison,
Et fuir, plein d'un amour qui troublait sa raison.

De cette femme, hélas! la bouche est véridique.
Il me laissait jadis dans son vase dorique
L'huile qu'il répandait sur ses membres nerveux;
Alors trois fois le jour Delphis m'offrait ses vœux;
Delphis ne m'aime plus; non: son âme légère
Goûte en paix les plaisirs d'une flamme étrangère;
Mais je veux que l'ingrat rentre dans le devoir.
Oui, terrible Atropos, j'en jure ton pouvoir!
S'il est vrai que ma voix en vain le sollicite,
On le verra descendre aux rives du Cocyte,.
Tant ils ont de vertu ces breuvages amers!

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