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la haine de ses fils. Le parricide, l'inceste, les meurtres fraternels, toutes les vieilles horreurs de la race de Laïus s'éloignent et disparaissent: nous ne voyons plus qu'un vieillard aveugle, soutenu et consolé par sa fille; les vertus de la famille l'emportent sur les crimes de la fatalité. M. Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique.

HIPPOLYTE.

Une recommandation qu'il est à propos de faire à ceux qui commencent la lecture de l'Hippolyte d'Euripide, c'est de ne pas trop se laisser préoccuper par les souvenirs du chef-d'œuvre de Racine. Malgré la filiation directe et légitime qui rattache le second au premier, il y a entre l'un et l'autre des diversités profondes, non-seulement dans les mœurs retracées par les deux poètes, mais même dans les sujets.

Une première différence essentielle et fondamentale, c'est que, dans la pièce grecque, Hippolyte est le héros, c'est sur lui que roule tout l'intérêt; Phèdre n'est là qu'un personnage accessoire. Dans la pièce française, Phèdre est le personnage principal, elle efface tout le reste; la peinture de sa passion et de ses remords est précisément ce qui nous attache avec le plus de force.

De plus, le caractère d'Hippolyte, tel que nous le voyons dans Racine, ressemble fort peu à l'Hippolyte d'Euripide: celui-ci, avec sa fierté pudique et sauvage, est assez difficile à comprendre pour les modernes. Ce jeune chasseur a voué un culte exclusif à Diane et à la chasteté; il dédaigne les autels de Vénus et ses plaisirs; sentiments qu'il exhale dans une longue déclamation contre les femmes, satire peut-être la plus complète qu'on ait faite du mariage, quoi qu'aient pu ajouter après lui Juvénal et Boileau. Sa pudeur virginale, son orgueil, sa rudesse même, lui donnent une physionomie originale, tout à fait inconnue sur notre théâtre.

L'Hippolyte de Racine se ressent trop du voisinage de la cour de Louis XIV; les aspérités de sa nature sauvage ont été soigneusement polies par notre civilisation: le poète français,

n'osant déroger à l'usage de son temps, l'a fait amoureux; et la délicate élégance avec laquelle s'exprime sa tendresse, trahit un adepte de la galanterie du dix-septième siècle.

La Phèdre moderne et la Phèdre antique ne sont pas moins dissemblables celle d'Euripide est en proie à une fureur adultère, incestueuse, envoyée par la vengeance de Vénus. Mais l'amour, chez les anciens, était un épanouissement de la vie sensuelle, beaucoup plus qu'une aspiration idéale de l'âme; il n'avait pas encore été épuré par l'alliance des sentiments moraux, par cette délicatesse du cœur, qu'a développée chez nous la religion chrétienne. Aussi le poète grec décrit-il admirablement la langueur secrète qui la consume, l'abattement du corps, le délire des sens, et le trouble intime qui l'agite à la seule pensée de celui qu'elle aime; et toutefois il n'y a pas moins une vérité profonde et un vif instinct de la passion, dans l'art merveilleux avec lequel elle laisse échapper un aveu si péniblement arraché. Les beautés que Racine a su tirer de son modèle suffiraient à la gloire d'Euripide. Celui-ci néanmoins a laissé Phèdre sur le second plan; elle a résisté aux coupables conseils de sa nourrice, qui n'en révèle pas moins sa passion à Hippolyte : mais quand elle voit son amour méprisé, elle prend la résolution de se donner la mort, pour sauver son honneur et l'avenir de ses enfants; et en mourant, elle laisse un écrit où elle accuse Hippolyte d'avoir voulu souiller la couche de son père.

Dans Racine, le sujet a été modifié par les idées du christianisme, et par les mœurs de son temps, surtout par le spectacle, assez fréquent à la cour de Versailles, de ces pécheresses repentantes qui, après avoir violé les devoirs les plus saints de la famille, finissaient par obtenir la pitié et l'intérêt du monde, par leur repentir et par une éclatante pénitence. C'est ce combat du devoir et de la passion, c'est cette alliance des remords et d'idées toutes modernes, mêlés aux égarements de l'amour le plus violent, qui font de la Phèdre de Racine une épouse chrétienne, comme l'appelle M. de Chateaubriand.

Enfin l'intervention de la Divinité est encore un trait qui différencie les deux ouvrages. La pièce d'Euripide commence par

un prologue, où Vénus annonce son désir de vengeance contre Hippolyte, qui dédaigne son culte; vengeance à laquelle elle sacrifiera Phèdre, sans le moindre scrupule. Au dénouement, Diane vient reprocher à Thésée l'erreur fatale dont Hippolyte a été victime, et elle finit par le réconcilier avec son fils.

La marche de la pièce est simple et rapide, quoiqu'on y trouve (ce qui est rare dans la tragédie grecque), une intrigue assez fortement nouée, et surtout un développement de passion qui est le triomphe d'Euripide. M. Artaud, Traduction d'Euripide.

Nous citerons la fin de cette pièce injustement critiquée par La Harpe et quelques autres littérateurs qui apprécient, d'après leurs idées modernes, les ouvrages des anciens. Euripide, après avoir offert au spectateur le triste spectacle de l'innocence opprimée par le sort, veut lui ménager une compensation morale. Il ramène donc sur la scène Hippolyte expirant, pour le réconcilier avec son père désabusé.

Diane, qui est venue reprocher à Thésée son aveugle colère et son empressement cruel, qui lui a révélé l'innocence de son fils, après quelques consolations accordées à ce malheureux père, s'adresse en ces termes à Hippolyte, apporté mourant sur la scène par ses esclaves:

< Infortuné! dans quelle calamité fatale as-tu été enveloppé! la noblesse de ton âme t'a perdu.

HIPPOLYTE.

› O souffle divin! quoiqu'en proie aux douleurs, je t'ai senti, et je suis soulagé. Sachez tous qu'en ce lieu est la déesse Diane.

DIANE.

Elle-même, infortuné, ta divinité chérie.

HIPPOLYTE.

› Vois-tu, ma souveraine, l'état déplorable où je suis?

DIANE.

› Je le vois; mais les larmes sont interdites à mes yeux.

HIPPOLYTE.

Tu n'as plus ton chasseur, ton serviteur fidèle.

DIANE.

» Hélas, non; tu péris, toi qui m'étais si cher.

HIPPOLYTE.

Ni le conducteur de tes coursiers, ni le gardien de tes images.

DIANE.

› La perfide Vénus a ourdi cette trame.

HIPPOLYTE.

› Malheureux! je reconnais enfin la déesse qui m'opprime.

DIANE.

› Elle était blessée de tes dédains; elle haïssait ta sagesse.

HIPPOLYTE.

› C'est elle seule, je le comprends, qui nous perd tous les trois.

DIANE.

› Vous tous; toi, ton père, son épouse.

HIPPOLYTE.

› Ah! je gémis aussi sur l'infortune de mon père.

DIANE.

› Il fut trompé par les desseins d'une divinité.

HIPPOLYTE.

> Que tu es malheureux de cet événement, ô mon père! ›

Cette touchante apostrophe arrache Thésée au mortel accablement où l'a plongé la vue des maux d'Hippolyte et la révélation de son innocence. Il s'écrie douloureusement :

› C'en est fait de moi, mon enfant. La vie ne m'est plus rien.

HIPPOLYTE.

› C'est toi que je pleure, mon père, bien plus que moi; c'est ta funeste erreur.

THÉSÉE.

› Que ne puis-je mourir à ta place, mon enfant!

HIPPOLYTE.

» O dons amers de ton père Neptune!

THÉSÉE.

> Ma bouche eut-elle dû jamais les réclamer ?

HIPPOLYTE.

>> Que veux-tu ? peut-être m'aurais-tu tué de ta' main, dans

ton courroux.

THÉSÉE.

› Oui, les dieux avaient égaré ma raison.

HIPPOLYTE.

» Hélas! la race humaine est donc sous la malédiction des dieux. >

Ici Diane reprend la parole, pour arrêter cet involontaire emportement du pieux Hippolyte.

Les paroles par lesquelles Diane console les derniers instants d'Hippolyte, sont, dans le grec, d'une grâce et d'une harmonie ravissantes; on croit véritablement entendre le céleste accent d'une divinité :

Dans les siècles à venir, les jeunes vierges, avant leurs noces, couperont leur chevelure en ton honneur, et t'offriront le tribut de leur deuil et de leurs larmes. Tu seras l'éternel sujet de leurs plaintives chansons, et jamais l'amour que te porta Phèdre ne tombera dans le silence et dans l'oubli. Mais toi, fils du vieil Egée, prends ton enfant dans tes bras, et presse-le contre ton cœur. Ce n'est point ta volonté qui l'a perdu; les hommes sont excusables de se laisser prendre à l'erreur que leur envoient les dieux. Pour toi, Hippolyte, je t'exhorte à ne point haïr ton père; car c'est ta destinée qui seule te fait périr. Adieu, reçois mon dernier salut. Il ne m'est point permis de voir les morts, ni de souiller mon regard par de funèbres exhalaisons, et déjà je te vois approcher du moment fatal. »

Cet adieu de la déesse est motivé par la même raison qui, dans l'Iliade, fait abandonner Hector par Apollon, quand la destinée l'a condamné, et qu'il va périr; qui, dans l'Enéide, ne permet pas à Junon d'assister à la lutte dernière, aux derniers moments de Turnus.

HIPPOLYTE.

> Salut aussi à toi, vierge bienheureuse, et puisses-tu quitter sans trop de peine notre longue intimité. Je fais ma paix avec mon père; tu le veux, et j'ai toujours obéi à tes paroles. Mais, hélas! les ténèbres se répandent sur mes yeux. Prends-moi dans tes bras, mon père, et soutiens mes membres brisés.

THÉSÉE.

› Ah! mon enfant ! que décides-tu de moi?

HIPPOLYTE.

Malheureux! déjà je vois les portes de l'enfer.

THÉSÉE.

Me laisseras-tu ainsi, l'âme souillée d'un crime?

HIPPOLYTE.

› Non, non; je t'acquitte de ce meurtre.

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